Des
Chiens et des Loups
Je
ne me lassais pas de regarder le jardin. Ceux qui l’avaient conçu
n’avaient eu aucune considération esthétique, ils s’étaient
juste efforcés de regrouper ici autant d’espèces terriennes que
possible. Le résultat était curieusement plaisant et baroque, un
mélange hétéroclite où les orchidées les plus délicates
s’accrochaient aux branches d’un simple pommier, où les roses et
les plants de persil partageaient la même terre. Contrairement aux
animaux, les végétaux ne supportaient pas l’hibernation, et s'il
est possible de décongeler un humain ou un chien et faire redémarrer
son cœur, l’efficacité d’un défibrillateur cardiaque est
réduite face à une laitue. Bien sûr, des graines étaient
précieusement conservées dans d’immenses silos frigorifiques,
mais leur faculté à s’adapter à un sol terraformé était des
plus aléatoires. Grâce à cet endroit, les colons disposeront de
plantations déjà matures au sortir de leur sommeil cryogénique.
Ils démembreraient cet improbable Éden pour construire leur
habitat, d’ici là, le jardin serait entretenu par les immortels
qui constituaient l’équipage. Les imaginer en train de se livrer à
des activités agricoles avait quelque chose d’amusant et je me
surpris à sourire.
Mon
esprit synthétique d’IA ne s’attarda pas sur cette idée, on
m’avait extrait des mémoires de silicium du Vlad
Tepes,
et l’on m’avait donné un corps physique. Il était composé de
métaux nématiques et carbone intelligent, fédéré par un réseau
dense de nanomachines, mais il me permettait d’interagir avec mon
environnement. J’avais même appris à mes dépens qu’il pouvait
se cogner dans les portes et se faire mal, une vraie merveille
technologique.
Les
détecteurs de présence du sas m’avertirent que quelqu’un
entrait. La nouvelle venue s'appelait Irina, comme tous les membres
de son espèce, elle se déplaçait sans presque faire de bruit et
avec des mouvements qui évoquaient un félin. Elle était mince,
avec une silhouette plutôt agréable à regarder et de longs cheveux
blonds qui lui tombaient sur ses épaules. Pourtant, aucun humain
sain d’esprit n’aurait été tenté de lui faire des avances. Sa
peau trop blanche, ses lèvres trop rouges et les dents anormalement
développées qu’elles dissimulaient à peine : autant de
détails qui la désignaient comme une immortelle.
―
Professeur
Van Helsing. J’étais certaine que vous seriez ici.
― De
grâce Ma Chère, me m’appelez pas par ce nom ou je vais me sentir
obligé de vous planter un pieu de bois en plein cœur. Je ne suis
qu’une intelligence synthétique que son concepteur a choisi de
nommer ainsi et je suis sûr que cela devait beaucoup l’amuser. Mon
prénom, Abraham, sera plus adapté.
― Comme
vous voudrez, Abraham, dit-elle en esquissant un mince sourire un
brin carnassier.
Je
lui répondis avec une brève révérence un brin guindé. Quand je
donnais des cours d’anatomie à l’Université d’Amsterdam, cela
faisait toujours beaucoup d’effet à mes étudiants, du moins selon
les souvenirs implantés dans ma psyché artificielle. Irina ne
broncha pas, tout juste haussa-t-elle un sourcil vaguement étonné.
―
Ma
jeune amie, je dois vous poser une question. M’incarner dans un
corps biomécanique ne devait se faire qu’une fois les colons
réveillés. Je n’ai pas vocation à être ici. Pourquoi avez-vous
besoin de moi ?
― Il
s’est produit une série d’événements très graves à bord du
navire. Klaus a demandé un Conseiller, vous avez été choisi.
― Mais
encore ?
― Je
n’ai pas été autorisée à vous en dire plus. Je suis désolée.
Aussi
curieux que cela puisse paraître, elle avait l’air réellement
embarrassée. Cela lui donna une allure étrangement humaine, à des
lieues du prédateur implacable qu’elle était.
― Votre
Conditionnement vous retient ?.
― Oui.
Je vais vous conduire auprès du Maître. Lui pourra vous fournir les
réponses que vous souhaitez.
Klaus
était le capitaine de ce bâtiment, une créature ancienne et très
puissante qui faisait office d’âme pour le vaisseau. Rares étaient
les personnes à l’approcher, même parmi les immortels.
J’acquiesçai donc d’un bref hochement de tête avant de la
suivre dans les coursives.
Le
Vlad
Tepes
était réellement immense, des kilomètres de couloirs froids et
silencieux répartis sur une centaine de ponts. Il
était
construit sur un schéma assez simple. Au cœur se trouvaient les
soutes avec ses dizaines de milliers de cercueils cryogéniques et
les containers renfermant le matériel qui serait nécessaire pour
fonder la colonie. Les quartiers de l’équipage étaient tout
autour : les réfectoires où ils se nourrissaient de sang
cloné, les dortoirs avec leurs couchettes évoquant de glaciales
tables d’autopsie et où ils s’allongeaient pour se reposer,
aussi immobiles que des cadavres. Le module de propulsion était une
colossale sphère lisse et noire comme de l’obsidienne, à
l’arrière du vaisseau. Issu de la même science que celle qui
m’avait donné le jour, son fonctionnement s’appuyait sur des
principes physiques dont j’ignorais tout. Irina nous conduisait à
l’exact opposé. Techniquement parlant, c’était le poste de
pilotage, mais les architectes humains du navire-colonie l’avaient
ironiquement baptisé « la crypte ». Bien que mes banques
mémorielles contiennent un descriptif exhaustif du bâtiment, je ne
pus m’empêcher d’être surpris en y entrant. Si mon corps avait
respiré, j’aurais probablement retenu mon souffle tant la pièce
était impressionnante : le sol, le plafond et les murs
formaient un immense écran vidéo au centre duquel nous nous
tenions. L’image du cosmos entourant le vaisseau s’y affichait,
et nous avions le sentiment de nous trouver dans le vide, comme
d’improbables dieux observant l’univers. Sur ma gauche, une
sphère jaune vif se détachait clairement sur la noirceur de
l’espace.
― C’est
une étoile, fit une voix de basse derrière moi. Les cartographes
stellaires lui ont donné le nom de Delta Draconis. Nous avons
ralenti pour orbiter autour d’elle depuis une petite semaine
standard. C’est à ce moment-là que j’ai ordonné à Vlad de
vous convoquer Professeur.
― Klaus
Bathory, je présume. En temps normal, nous n’aurions jamais dû
nous rencontrer mais je suis ravi que les circonstances, si tragiques
soient-elles, nous permettent de faire connaissance.
― Assez !
tonna-t-il. Je sais que vous êtes programmés pour vous comporter
comme un personnage de roman victorien. Cela rassure ces stupides
humains quand ils discutent avec les serviteurs numériques qu’ils
ont eux-mêmes créés, mais c’est inutile avec moi. Épargnez-moi
ces balivernes et votre politesse obséquieuse.
Klaus
était réellement impressionnant. Son corps était svelte, mais l’on
devinait des muscles souples et robustes sous ses habits sombres, des
yeux fous injectés de sang brûlaient de cruauté et de fureur au
sein d’un visage sec et émacié. Contrairement aux autres
immortels dont l’attitude était perpétuellement imprégnée de
retenue, son comportement était celui d’un monstre brutal et
violent. Lorsque les descendants des broucolaques avaient
accidentellement révélé leur existence à l’humanité, les
scientifiques avaient vu en eux un sujet d’étude comme ils en
avaient rarement rencontré. Rien ne résista à leur rigueur
analytique : les biologistes décortiquèrent leur physiologie
qui ne vieillissait pas, et ils réussirent à produire une
hémoglobine de synthèse qui suffisait à les sustenter, les experts
en physique quantique purent expliquer ces pouvoirs qui semblaient
magiques à leurs ancêtres. Mais plus que tout, les chercheurs
parvinrent à asservir ces créatures terrifiantes car ils
avaient trouvé les bergers idéaux pour veiller sur le sommeil
éternel de leurs navires-colonies. Des
décennies de drogues ingérées de force et de conditionnements
psychologiques avaient fait d’eux des êtres dociles qui ne
demandaient qu’à les servir.
Klaus
était si vieux qu’il affirmait avoir assisté à la construction
des grandes pyramides. Il disposait de dons de divination qui lui
permettaient de percevoir l’avenir sur quelques heures : un
talent vital pour la navigation dans le cosmos, car il percevait à
l’avance la présence d’obstacles mortels que les senseurs du
vaisseau n’auraient jamais détectés. Le pilote du Vlad
Tepes
n’avait pas été dompté, de peur de gâcher cette qualité
indispensable, restant la bête sanguinaire qu’il était. Les
humains avaient toutefois pris leurs précautions : il était
assis dans un massif fauteuil constitué d’une matière rouge et
organique qui respirait faiblement par de petites ouïes qui
s’ouvraient rythmiquement. Ses jambes, ses bras et son dos avaient
fusionné avec ce siège vivant, lequel faisait à présent partie
intégrante de l’organisme de son propriétaire et l’immobilisait
à jamais. Klaus vivait dans la crypte et il y demeurerait pour
toujours, prisonnier de ce trône de sang.
― Qu’elle
parte ! rugit-il en fusillant Irina du regard. Elle ne mérite
pas de se trouver dans la même pièce que moi.
Irina
ne répondit pas, elle baissa les yeux et marcha silencieusement vers
la sortie. Quand elle fut dehors, Klaus se tourna vers moi.
― Professeur,
je sais que vous n’êtes pas une personne réelle, mais vous
possédez quelque chose que les membres de l’équipage n’ont
plus, vous êtes en mesure de raisonner comme un humain. Votre libre
arbitre ne vous a pas été arraché et j’ai besoin de cela.
― Allez-vous
me dire pourquoi ?
― C’est
très simple. Quelqu’un tue les passagers.
Il
fit un geste de la main et un cadre se dessina instantanément devant
nous. Des images d’une rare violence s’y affichèrent alors. La
première montrait l’un des sarcophages cryo. Son couvercle avait
été enlevé et jeté à plusieurs mètres. L’occupant du caisson
avait été littéralement massacré, l’un de ses bras avait été
presque arraché et sa gorge avait été déchiquetée.
― C’était
la première victime. Ils ont fait preuve d’une terrible
sauvagerie. Ensuite ils se sont calmés, mais ils sont aussi devenus
plus méthodiques.
― Ils ?
― Chaque
chose en son temps. Il y a eu d’autres meurtres.
Le
second cadavre gisait encore dans sa couche d’hibernation. Il ne
présentait pas autant de traces de sévices que la précédente,
mais avait été vidé de son sang. Les photos suivantes montraient
le même genre de spectacle, des dépouilles exsangues dans les
containers supposés les maintenir en vie.
― C’est
impossible... dis-je. Les immortels ne peuvent pas se nourrir des
vivants, le Conditionnement les en empêche.
―
Vos
scientifiques ont mal fait leur travail ! rugit-il. Nous pensons
qu’il s’agit de deux matelots chargés de l’entretien, Octavian
et Mitica. Ils ont disparu juste avant le premier massacre et ils ne
se sont plus jamais présentés pour faire leurs rapports.
― Ils
ne se sont pas arrêtés là, n’est-ce pas ?
― Non.
Le corps du dernier meurtre n’a pas été retrouvé. Vous devinez
ce que cela signifie.
― Je
le crois, oui... Ils ont maintenant un disciple.
― Exactement
Je
restai silencieux quelques instants. Je comprenais à présent les
raisons de ma présence ici.
― Pourquoi
voulez-vous que j’enquête pour votre compte ? Vous disposez
d’un service de sécurité entraîné.
― Ils
ont lamentablement échoué. Le Conditionnement destiné à protéger
les passagers humains de nos instincts de prédateur n’est que trop
efficace. Plusieurs des membres de l’équipage sont mes enfants, je
leur ai offert leurs secondes naissances il y a des siècles de cela.
Ils étaient alors puissants et redoutables, maintenant, ils ne sont
plus que l’ombre d’eux-mêmes, ils seraient incapables d’attraper
une souris s’il y en avait une à bord. Le Van Helsing qui a
inspiré votre persona artificielle n’était pas seulement un
érudit, c’était aussi un chasseur supposé assez doué pour
vaincre le plus terrible d’entre nous. Voilà pourquoi j’ai
besoin de vous.
Je
n’ai pas répondu tout de suite. J’aimais l’idée de Klaus.
J’avais chassé et j’avais adoré cela. Je me souvenais de ces
journées de traque en compagnie des Harkers et du Docteur Seward,
épaulé par Lord Godalming et Morris, notre ami américain. Je
revoyais chaque instant passé à poursuivre le Comte pour finalement
l’acculer dans son repaire transylvanien et l’anéantir à
jamais. Comme je m’étais alors senti vivant ! C’est sans
hésitation que j’acceptais la proposition de Klaus.
Je
retrouvai Irina hors de la crypte, elle était avec un autre
immortel, un homme grand et bien bâti, avec des cheveux noirs
retenus par en catogan. Il se nommait Ivan et il était prévôt, une
sorte de shérif aux dents longues en quelque sorte. Je leur ordonnai
de me conduire dans les quartiers des deux tueurs présumés. La
cellule spartiate où Mitica se reposait ne nous apprit rien, mais un
événement imprévu se produisit lorsque je tentais de rentrer dans
celle d’Octavian. J’étais incapable d’en franchir le seuil,
comme si une barrière invisible se dressait devant moi.
― Que
vous arrive-t-il ? me demanda Ivan.
― Je
ne peux pas... Les éléments qui constituent mon enveloppe
matérielle refusent de faire un pas de plus. C’est fascinant.
― Que
voulez-vous dire ?
― Je
crois que cela fonctionne comme ce tabou qui vous interdit de
pénétrer dans des lieux où vous n’avez pas été invités. Je ne
suis pas autorisé à venir ici.
― C’est
ridicule ! Vous agissez pour le compte de Klaus et il est le
seul maître à bord.
― Je
crains que non. Vous oubliez quelqu’un : Vlad. C’est lui qui
a composé le corps synthétique dans lequel j’ai été téléchargé.
― Je
n’aime pas cette idée, fit Irina.
― Moi
non plus. Vous allez devoir fouiller cette pièce pour moi. Je
pourrai vous donner des consignes si vous maintenez cette porte
ouverte.
Dans
les minutes qui suivirent, je compris à quel point Klaus avait
raison. Le Conditionnement avait eu des conséquences désastreuses
sur les facultés de mes compagnons. Irina était une infirmière, et
il était impossible de faire autre chose que de manier des seringues
et veiller sur la machine qui produisait le sang cloné dont elle et
les siens se nourrissaient. Quant à Ivan, son travail se limitait
essentiellement à incarner une forme d’autorité en bombant le
torse et en haussant le ton. Je dus les guider comme des enfants,
leur disant où chercher, quel endroit examiner. Les trois heures de
fouille furent laborieuses, mais pas inutiles. Il y avait une sorte
de trappe dans l’un des murs. Le panneau amovible dissimulait une
cache de la taille d’une boîte à chaussure. Bien évidemment,
elle était vide.
Nous
quittâmes les quartiers d’habitation pour nous diriger là où
Mitica et Octavian travaillaient. La tâche à laquelle ils avaient
été affectés était des plus banales. Le navire comportaient une
foule de composants mécaniques : ascenseurs, tapis roulants,
moteurs, autant d’éléments sujets à une usure inévitable sur un
voyage prévu pour durer plusieurs siècles. Nos deux suspects
officiaient dans l’atelier dédié à ces dépannages. Il se
situait une trentaine d’étages plus bas, on y accédait via un
monte-charge de service. Les couloirs de maintenance sur lesquels
nous débouchâmes étaient sales et mal éclairés, tout le
contraire des coursives des niveaux supérieurs que j’avais
fréquentés jusqu’alors. Le chemin était long pour atteindre le
local, nous allions devoir marcher presque huit cents mètres sous la
lumière blafarde. Ivan se plaça devant, probablement une façon
pour lui d’asseoir son rôle de mâle dominant face à Irina. À
mi-chemin, le prévôt s’arrêta quelques instants, visiblement
inquiet. Je savais ce qu’il ressentait, car je le vivais moi aussi.
Quelque chose nous suivait depuis que nous étions arrivés. Comme
tous les immortels, les sens d’Ivan et d’Irina étaient largement
plus développés que ceux des humains qu’ils avaient autrefois
été. Je les vis scruter la pénombre et renifler l’air autour de
nous. Ils ne tarderaient pas à identifier notre poursuivant. Ce
dernier le comprit également et il joua son va-tout en jaillissant
hors de sa cachette pour se jeter sur nous. Grand et longiligne, son
crâne était rasé bien qu’il s’agisse sans l’ombre d’un
doute d’une femme. Dans un geste de défi, elle se plaça devant
nous feulant comme un monstrueux chat et exhibant ses crocs
hypertrophiés. Elle battit le vide de ses mains aux griffes acérées,
adoptant une menaçante posture de combat. Par bien des aspects, elle
me faisait penser à Klaus, car elle avait été épargnée par le
Conditionnement, et elle était un prédateur parfait, féroce et
implacable. Elle m’ignora, mais attaqua Irina. Le visage de
celle-ci changea brusquement. Le traitement qu’elle avait reçu
était destiné à la rendre inoffensive pour les êtres humains,
mais il n’avait pas de valeur vis-à-vis d’une créature
semblable à elle-même. La colère et la fureur l’emplirent en un
instant et elle para l’attaque avant de riposter avec violence.
Ivan s’était également métamorphosé et il ne tarda pas à
entrer dans la mêlée. L’affrontement fut de courte durée. Notre
adversaire était novice, elle ne faisait pas le poids face aux
combattants qu’étaient devenus mes compagnons. Irina finit par
réussir à la maintenir à terre tandis qu’Ivan s’acharnait avec
ses dents et ses mains sur son cou. Il décapita son ennemie dans une
gerbe de sang noirâtre et grumeleux. Elle s’immobilisa
immédiatement, terrassée. Je m’approchai de la tête jetée au
sol pour en détailler le visage. Je ne fus pas étonné par ce que
je découvris.
― Nous
avons visiblement retrouvé la victime du dernier meurtre. Klaus
avait raison, ils l’avaient transformée. Par contre, il va être
difficile de la faire parler maintenant.
― C’est
pour cela qu’elle a été si facile à vaincre, remarqua Ivan, elle
était inexpérimentée et trop sûre d’elle. Ceux qui viennent de
vivre la seconde naissance sont toujours ainsi, ils se croient
invincibles.
― Pensez-vous
pouvoir localiser ses traces et trouver leur origine ?
― Sans
aucune difficulté. Suivez-moi.
On
a longtemps présumé que les immortels étaient capables de voir
dans le noir. Ce n’est que partiellement exact. Leur nez en
revanche est tout simplement exceptionnel, encore meilleur que celui
d’un chien. Un véritable sens de prédateur qui leur permettait de
retrouver leurs victimes dans les milieux urbains où ils avaient
l’habitude de chasser. Ivan nous mena facilement là où la femme
transformée avait pris ses quartiers. On y accédait en passant par
les conduits d’aération et il était nécessaire d’enlever
plusieurs panneaux amovibles pour l’atteindre. L’endroit était à
peine plus grand que les cellules dans lesquelles les matelots du
Vlad habitaient, mais il était d’une saleté repoussante. Un
cadavre gisait dans un coin de la pièce, je remarquai qu’il était
exsangue, mais surtout qu’il s’agissait d’un immortel. Je me
trouvais selon toute vraisemblance devant la dépouille de Mitica,
l’un des deux techniciens disparus. Une fouille complète nous
permit de découvrir un étrange objet. Cela ressemblait à des
lunettes de soleil à ceci près que les verres avaient été
remplacés par des caches entièrement opaques et leurs faces
extérieures étaient tapissées de minuscules diodes lumineuses.
Elles étaient très endommagées, inutilisables et probablement
irréparables.
― Regardez
cela, Abraham. Qu’est-ce que c’est ? demanda Irina.
― Dans
leur jargon, les psychiatres terriens surnomment cela un
lave-cervelle. Les flashs émis par le système binoculaire envoient
des images subliminales en rafale. On altère ainsi les personnalités
des pires criminels, afin de les rendre inoffensifs.
― Mais
alors, pourquoi une telle chose est-elle ici ?
Je
rejoignis rapidement Klaus. La vieille créature parut heureuse de me
voir.
― Docteur
Van Helsing ! Je savais que j’avais eu raison de vous
convoquer. Vous avez été plus efficace en seulement quelques heures
que toute cette bande de crétins ne l’a été en plusieurs
semaines.
― Je
crains de devoir tempérer votre enthousiasme. J’ai de désagréables
nouvelles à vous annoncer.
― Poursuivez.
― Nous
avons trouvé un appareil, un lave-cervelle, il permet de...
― Vos
explications sont inutiles. Je sais de quoi ce genre d'engin est
capable, j'ai pu voir ses effets sur les miens.
― Dans
le cas présent, je crois qu’il a été utilisé d’une tout autre
manière. Octavian s’en est servi pour supprimer son
Conditionnement. Il était dissimulé dans ses quartiers, depuis le
départ de la Terre. Nous avons retrouvé une cachette qui
correspondrait. Il a ensuite commencé à tuer des passagers en
sommeil cryogénique.
― Et
qu’en est-il de son complice, Mitica ?
― Je
n’en suis pas sûr, mais il n’a peut-être été qu’une
victime. Je pense que le traitement hypnotique n’a pas eu d’effets
durables sur lui et qu’il n’est jamais redevenu le monstre qu’il
était, si vous me permettez d’user de ce terme envers ceux de
votre espèce.
― Ne
prenez pas de gants avec moi, Abraham. J’ai parfaitement conscience
de ce que je suis, j’en tire même une grande fierté.
― Oui...
Le Conditionnement de Mitica est revenu et il a dû tenter de
s’opposer à Octavian et à sa disciple, même s’il ne s’agit
pour le moment que de pures conjectures de ma part. Ce dernier l’a
alors tué et a bu son sang jusqu’à la dernière goutte.
― Vous
en êtes certain ?
― Irina
termine les analyses sur la dépouille. Il y avait deux trous
visibles sur la gorge ainsi que des traces de salive. Il sera facile
de comparer l’ADN qui y est contenu avec celui de vos banques de
données.
― C’est
très fâcheux.
Klaus
se tut. Curieusement, cela n’avait rien de rassurant de le voir
sombrer ainsi dans le mutisme.
― Abraham,
vous devez savoir qu’il existe certains tabous dans mon peuple. Le
plus important d’entre eux nous interdit de nous nourrir de l’un
des nôtres.
― Qu’arrive-t-il
si quelqu’un brise cette règle ?
― Cela
s’est déjà produit dans le passé, et les conséquences furent
terribles. Notre sang est un puissant mutagène. Il transforme un
humain et le rend semblable à nous, mais si c’est nous qui en
consommons la métamorphose est plus totale encore.
― J’ignorais
cela.
― Rares
sont ceux qui survivent au processus. Mais dans le cas contraire, le
sujet perd le peu d’humanité qui lui reste pour se transformer en
une espèce de demi-dieu. Le nosferatu devient alors en ce que nous
appelons un terginitus. Il faut espérer qu’Octavian soit mort. Je
vais ordonner que son corps soit recherché.
À
mon tour, je suis demeuré silencieux. Quelque chose clochait, un
élément qui ne collait pas avec l’ensemble.
― Et
s’il y avait un complice, et non des moindres : Vlad !
― C’est
impossible. Il est programmé pour servir les êtres humains que nous
véhiculons, pas pour les assassiner.
― Les
raisons d’agir d’une IA peuvent être complexes. Je sais que Vlad
m’a empêché de pénétrer dans la cellule où se trouvait sa
cachette, et il a probablement averti Octavian de notre arrivée
quand nous avons tenté de rejoindre son atelier au niveau inférieur.
Il avait accès aux fichiers ADN de l’équipage avant même que le
personnel monte à bord. Il aura ainsi identifié le candidat idéal
pour obtenir un terginitus. Dès lors, il a tout mis en œuvre pour
l’aider : cacher un lave-cervelle dans ses quartiers, lui
expliquer comment l’utiliser...
― Si
Octavian a survécu à sa métamorphose, nous allons avoir de sérieux
problèmes. L’une des facultés de cette créature est de commander
aux nosferatus. Nous ne pouvons pas faire autrement que de lui obéir,
cela ressemble à l’hypnose que nous pouvions jadis opérer sur les
humains. S’il venait à employer ce don dans le vaisseau, il se
constituerait une armée en un rien de temps.
Une
sonnerie stridente retentit dans la crypte tandis qu’un cadre rouge
vif clignotant apparaissait dans la réalité virtuelle de l’endroit.
Une foule d’informations y défilait.
― Je
crois qu’il a déjà commencé à agir, dit Klaus. Le pont
supérieur ne répond plus et plusieurs membres d’équipage
manquent à l’appel. Il est en train de recruter.
― Nous
sommes toujours en orbite autour de Delta Draconis ?
― Oui,
pourquoi ?
― Alors,
utilisez les derniers hommes qu’il vous reste pour prendre le
contrôle des portes et des sas à ce niveau, quitte à endommager le
bâtiment. Maintenez le lien avec moi par le circuit de vidéo. Mon
corps synthétique embarque suffisamment d’électronique pour que
nous soyons en contact permanent.
― Et
ensuite ?
― Laissez-moi
faire et guettez mon signal. Le moment est venu de détruire un
nouveau monstre.
Je
fournis quelques instructions à Ivan avant de partir seul dans les
coursives de service, empruntant les escaliers voire même les
échelles pour éviter les ascenseurs et les monte-charge. Si
l’ordinateur de bord du navire jouait contre moi, je ne souhaitais
pas me mettre à sa merci en employant des dispositifs qu’il
pouvait contrôler en totalité. De plus, ces couloirs réservés à
la maintenance n’étaient généralement pas bloqués par des
barrières qui pourraient être fermées à distance.
Il
me fallut presque deux heures pour atteindre le pont supérieur et
j’y découvris un spectacle étonnant. Une centaine d’immortels
se tenaient là, debout, les bras tombant le long du corps.
Immobiles, ils regardaient fixement la créature qui occupait la
passerelle. Le terginitus était réellement horrible à voir. Il me
parut immense, une taille que j’estimais dans les deux mètres
cinquante. Son dos était atrocement déformé par les ailes qui
perçaient ses omoplates, évoquant un gigantesque chiroptère. Son
crâne était chauve et curieusement bosselé, comme un sac de pommes
de terre. Le visage avait été particulièrement mutilé par la
métamorphose. La gueule laissait apparaître des crocs proéminents
d’un jaune sale et le nez était à présent un monstrueux groin
qui humait l’air avec avidité. Il éructait un discours
incompréhensible, fait de borborygmes et de grognements affreux à
entendre. Son auditoire buvait ses paroles comme celles d’un
prédicateur en plein sermon. D’autres immortels pénétraient sur
le pont par les différentes issues, grossissant le groupe déjà
nombreux. Il fallait que j’agisse rapidement avant que la totalité
de l’équipage ne soit passée sous la coupe de ce monstre. Je
m’approchai du terginitus en me servant des superstructures des
murs et du plafond. Arrivée à une vingtaine de mètres, Octavian
finit par me repérer. Je m’emparai d’une perche gisant sur le
sol pour la lancer sur lui à la manière d’une lance. Il la reçut
en dessous de l’épaule gauche, à l’emplacement du cœur. Il se
retrouva punaisé comme un papillon de cauchemar. Cela ne suffit
toutefois pas à le tuer. Il arracha mon arme improvisée de sa main
droite, avant de se tourner vers moi, dardant des yeux rouges sang
dans vers moi. La foule de ses adorateurs parut reprendre un semblant
de conscience d’elle-même, et les immortels se regardèrent les
uns les autres sans comprendre. Octavian ne s’attarda pas sur eux,
il se dirigea vers moi, bien décidé à en finir avec cet intrus qui
venait gâcher son triomphe. La fureur l’aveuglait, il me suivit là
où je voulais, dans les zones de maintenance. Nous atteignîmes un
hangar sans issue, tout près de la coque intérieure du vaisseau. Le
monstre franchit le seuil avec assurance, certain de bientôt
anéantir sa proie. Je fis alors une chose à laquelle il ne
s’attendait pas : je me jetai sur lui en enserrant ses bras
contre ses hanches, l’immobilisant temporairement. Il rugit comme
une bête, tentant de se libérer de mon entrave. Je savais que je
n’étais pas de taille à lutter contre lui, mais mon corps
biomécanique me permettrait de tenir le coup assez longtemps.
― Maintenant
Klaus, allez-y ! hurlai-je de toutes mes forces.
Le
capitaine du Vlad
Tepes
entendit mon appel. Ivan avait disposé des mines télécommandées à
cet endroit, elles explosèrent toutes ensemble, déchirant la paroi
et la coque qui était derrière, nous exposant au vide du cosmos.
Les systèmes de sécurité s’enclenchèrent, scellant tous les
accès tandis que j’étais aspiré dehors, enlaçant toujours le
terginitus. Je n’avais pas besoin de respirer, mais la détonation
avait considérablement endommagé mon enveloppe physique. Octavian
avait survécu lui aussi, contrairement à mes calculs. Cette
fois-ci, j’étais perdu. C’est alors que la lumière de Delta
Draconis apparut derrière les moteurs du navire. Attirés par la
masse du bâtiment, nous avions commencé à orbiter autour de lui,
nous mettant à portée des rayonnements de l’étoile. C’était
un peu comme contempler un lever de soleil, un spectacle étrangement
calme et déroutant. La lueur frappa Octavian de plein fouet, et
toute son anatomie se crispa. Mes banques mémorielles regorgeaient
de documents vidéo sur les expériences que les scientifiques
avaient menées sur les immortels, prouvant leur extrême
vulnérabilité à certaines fréquences lumineuses. Je pus voir les
mêmes effets sous mes yeux. L’immonde créature que j’enserrais
se consuma et noircit, comme plongée dans un bûcher invisible. En
quelques minutes, il ne resta plus de lui que des cendres. Mes
systèmes vitaux cessèrent de fonctionner peu après. Mon
incarnation matérielle n’était pas adaptée au vide de l’espace.
J’étais mort.
Je
repris conscience dans le jardin. Irina et Ivan étaient à mes
côtés. Ils furent étonnamment bavards, comme s’ils retrouvaient
un vieil ami, et ils me relatèrent les derniers mois. Il avait fallu
du temps et des ressources pour que l’usine du navire me fabrique
un nouveau corps et restaure l’intégralité de mes souvenirs. Cela
avait été très coûteux, mais Klaus avait insisté. Les membres
d’équipage passés sous la coupe d’Octavian avaient sombré dans
l’inconscience. Ils étaient demeurés dans cet état plusieurs
semaines. À leur réveil, ils étaient de nouveau sous l’emprise
du Conditionnement et étaient retournés travailler sans presque
dire un mot. Klaus m’attendait et je le rejoignis une troisième
fois dans le poste du pilotage du vaisseau. Il m’accueillit avec un
bref sourire qui dévoila ces crocs menaçants. Je me sentis mal à
l’aise quelques instants avant de réaliser qu’il essayait
simplement être aimable avec moi. Il n’était juste pas fait pour
cela, voilà tout.
Il
me révéla qu’un message de la Terre était arrivé par
ultra-ondes quelques jours après la destruction d’Octavian. Ceux
qui avaient asservi les immortels avaient choisi le technicien pour
son patrimoine génétique et sa faculté à muter en terginitus,
cachant le lave-cervelle dans sa cabine, comme je l’avais supposé.
Quand Octavian le découvrit avec l’aide de Vlad, celui-ci appliqua
les consignes secrètes qui lui avaient été confiées. Il fit du
matelot le monstre sanguinaire qu’il devait être, l’incitant à
se nourrir des humains cryogénisés puis de son plus proche
collègue. Klaus m’expliqua que Vlad lui avait demandé son
assistance pour faire un rapport précis à ses maîtres terriens.
Ensuite, il était retourné entièrement sous la coupe du capitaine,
lui obéissant en tout point dans la gestion du vaisseau.
― C’était
un test, une expérience, me dit-il. Ils ont créé une menace à
même de refaire de nous des monstres, juste pour voir si nous
massacrerions nos passagers ou bien si nous trouverions un moyen de
les défendre. Ils n’ont pas hésité à risquer la vie de
plusieurs centaines de milliers des leurs pour vérifier la fidélité
de leurs esclaves immortels.
― Un
examen que vous avez réussi haut la main. Imaginer les conséquences
en cas d’échec. Auraient-ils laissé un vaisseau-colonie aux mains
de Nosferatus affamés, guidés par une créature aussi puissante que
ce terginitus ? Je suis certain que Vlad aurait enclenché ses
systèmes d’autodestruction, éliminant le problème. Une question
demeure cependant. Pourquoi m’avoir ressuscité à nouveau ?
Après tout, je suis la parfaite reproduction d’Abraham Van
Helsing, le tueur de vampires, à supposer qu’il ait jamais existé.
Je
regardai quelques instants le tapis d’étoiles exposé par la
réalité virtuelle de la crypte. À cette vitesse, elles formaient
de fascinantes traînées lumineuses, comme dans un antique film de
science-fiction.
―
Abraham,
Saviez-vous que tous les chiens descendent du loup ? Ils les ont
dressés, mâtés, abâtardis pour en faire des animaux fidèles et
destinés à les servir, que dis-je, à les vénérer. Ils ont fait
la même chose à notre race.
― Cela
n’explique pas ma présence ni ma résurrection.
― Vous
êtes un chasseur vous aussi, tout comme je l’ai été. Nous sommes
si différents de tous ces êtres serviles qui nous entourent. J’ai
simplement besoin de la compagnie d’un autre prédateur.
― Vous
me demandez d'être votre ami ? C'est un rien incongru, mais
rien n'est normal autour de nous. Et puis qui sait quelles épreuves
nous attendent dans l'avenir ?
Il
ne répondit pas.
Je
plongeai mon regard dans l’infinité de l’espace, loin devant
nous. Là-bas, une nouvelle Terre nous attendait.
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