jeudi 23 août 2012

Vieille Branche de Sébastien Clarac


Vieille branche va !




Tiens-toi sur tes gardes, ça bouge !
« Oui chérie… »
Le chasseur s’accroupit et leva son arme à l’instinct. Ses lentilles de combat passèrent en mode tactique et la forêt se colora en dégradé bleuté.
Tu le vois ?
« Non, ni silhouette, ni signature thermique. Tu es sûre de l’avoir vue ? »
Vue, non, je l’ai sentie !
Il soupira et devina qu’elle parlait de son trop sensible instinct féminin… Peu importait, elle ne se trompait jamais.
D’un geste l’homme releva le canon de son arme et s’assura que la cartouche était bien engagée.
À la chasse, il ne faut jamais laisser une issue au gibier, on passait vite du rôle de prédateur à celui de proie. La seconde chance n’existait pas pour les Chasseurs
Où est-il ce monstre mutant, cette erreur de la Nature contrariée par l’impatience et insolence des Hommes ? Pourquoi les colons s’évertuaient-ils à pratiquer des manipulations génétiques qu’ils ne maîtrisaient pas pour accélérer les processus de terraformations ?
Pire encore, pourquoi dotent-ils leurs créations d’une capacité « évolutive accélérée » en incluant de l’ADN humain dans leurs génotypes ? Ils offrent ainsi à ces abominations une faculté d’adaptation aux conséquences imprévisibles.
Veux-tu bien te concentrer un peu ? Nous philosopherons tant que tu voudras sur les natures humaines après cette battue. Pour l’heure tu as un gibier tout proche et nous ne serions pas sur cette planète exécrable s’il n’était pas hostile, alors : au boulot et ouvre l’œil !
Signe qu’elle percevait la menace proche, la conscience étrangère et féminine de sa coéquipière fusionna avec le sien. Le Chasseur n’aimait pas cette osmose psychique qu’il vivait toujours comme un viol.
Or, leurs sens associés lui avaient maintes fois sauvé la vie et permis de gagner quelques places dans la hiérarchie de la Société de Chasse. L’osmose lui offrait un radar télépathique qu’il tentait de manipuler avec soin, et toujours avec maladresse. La fusion psychique ne s’accomplissait jamais assez en profondeur pour unir leurs deux esprits en un seul ; une infime part de l’instinct de préservation du chasseur s’obstinait à affirmer son identité.
Chaque buisson fut exploré par la perception de son esprit pour y déceler les empreintes émotionnelles qui les imprégnaient. Ces traces diffuses provenaient souvent de petits animaux apeurés par sa présence.
Un sillage télépathique plus évolué se devinait dans la brume psychique des expressions primaires…
Cette dernière demeurait confuse, avec toutefois un parfum familier. Le Chasseur effleura le cocktail émotif trop complexe pour appartenir à un animal ordinaire. Un mélange de peur et de détermination s’offrait à la perception. Cet effluve s’associait à une essence bestiale, violente, obsédée du désir primaire de tuer. Cette empreinte psychique lui procurait une piste intéressante. D’un geste maîtrisé, il activa le champ de camouflage de sa combinaison. Le chasseur commença la traque sans aucun remord.
***
La proie est en vue. Le plaisir anticipé du goût du sang sécréta une hormone inconnue… ses muscles se durcirent et se contractèrent. L’approche resta lente, et sournoise. Le prédateur calcula avec un instinct sûr toutes les trajectoires possibles, les réactions habituelles du gibier et détermina un plan implacable qu’il entreprit d’exécuter avec lenteur. Son odorat l’informa que son futur repas venait de s’alarmer de sa présence… le parfum amer d’une phéromone de la peur embauma l’air inodore.
***
Paralysé par le réalisme des formes-pensées, le chasseur perçut l’agitation affolée de sa coéquipière en osmose. Ce devait être terrible pour elle ! Parvint-il à penser. Du couple qu’ils formaient, elle seule parvenait à l’osmose complète et vivait, sans aucune défense autre que sa force d’esprit, toutes ces sensations à un degré qu’il ne parviendrait jamais à concevoir. L’imaginer en proie à cette torture, lui inspira un sentiment douloureux. Le choc émotionnel ressenti par sa coéquipière se translatait en lui-même durant la fusion et s’exprimait parfois physiquement. Accablé par la charge émotionnelle, il se força à puiser dans ses réserves pour redresser son arme …
***
Bouges ! Telle fut l’émotion qu’il perçut de la forme pensée… Bien…* bouffée d’une nouvelle hormone* associée à une vibration mentale de satisfaction. La proie suivait malgré elle la stratégie qui la conduirait à sa perte.
***
La piste s’intensifiait, les empreintes psys devenaient presque physiques ; il ôta la sécurité de son arme…
Le désir de tuer atteignit son paroxysme.
Le Chasseur éprouvait les sensations comme si elles fussent les siennes : ses muscles se contractèrent prêt à bondir avec le plaisir pervers et anticipé du goût du sang …
***
Il tira au jugé pour tenter d’intercepter le monstre. Vaincu par l’effort vain pour revenir aux perceptions naturelles, le chasseur scruta les bois l’esprit en feu. Essoufflé par l’effort irréel, ce dernier ajusta son masque facial. Aucun signe de la bête, pas le moindre mouvement dans les buissons… Or l’emprise, la puissance de l’émanation psychique s’imposa malgré-lui.
La patte aux griffes acérées fendit l’air vers sa cible avec le plaisir d’exprimer sa domination. Malgré elle, la bête retint son coup. L’expérience lui avait enseigné que l’absence de défense naturelle apparente chez ces créatures succulentes n’était pas un gage de repas facile. Ces proies insolites possédaient un comportement imprévisible, assez pour contrer les stratégies les mieux élaborées. Une sécrétion d’une autre hormone calma son influx nerveux et lui permit de reprendre le contrôle de son excitation.
Cependant son attaque avait atteint son but et touché sa proie…
En « se percevant » être la cible du monstre, elle avait exacerbé l’emprise mentale de l’émotion par procuration. Évanouie en lui, sa compagne libéra tous ses talents psychiques par la chute de ses garde-fous conscients. Sans aucune préparation il sombra dans l’abyme torturé de son esprit…
L’une après l’autre les portes secrètes de son inconscient s’ouvrirent, un à un tous les verrous de son subconscient sautèrent… L’homme revécut simultanément toutes les douleurs, les peines et les joies de son existence par une connexion directe à sa mémoire déverrouillée. Puis à celle de sa partenaire… Son esprit vibra et se tendit jusqu’au seuil de la rupture…
Dans ce chaos informe une image s’imposa à son esprit, une forme pensée qu’il avait en commun avec elle et qu’il devina partagé par… L’humanité. Devant ses yeux, dans son âme, au cœur même de l’inimaginable gouffre de son esprit se dressait un arbre.
L’Arbre… à la fois feuillu et épineux, aux fleurs innombrables et uniques par ses formes ou ses couleurs, aux fruits divers et improbables. Un tronc immense dont il ne percevait pas le tour et dont la canopée se perdait dans une brume vertigineuse dans des cieux inaccessibles. Deux grandes branches, presque tronc, s’enlaçaient en une vaste double ellipse d’où plusieurs rameaux s’élevaient et se divisaient en brindilles confuses et voilées. Un inextricable enchevêtrement. L’image devint floue et il se sentit tiré en arrière. Il lutta pour reste au pied de l’arbre, en vain. La force qui le ramenait à la surface de sa conscience se révélait plus forte que lui. Doté d’une lucidité nouvelle il devina la nature réelle de l’arbre. S’agissait-il de Sa représentation mentale de l’humanité ? Un tronc unique, une origine unique puis l’explosion des rameaux en une canopée illimitée… Plus cette présence étrangère l’arrachait à cette image et plus il résistait jusqu’à éclater les bulles de souvenirs inconscients hérités d’une lignée génétique oubliée… L’Arbre devint flou ; il s’éloignait… le noir absolu l’environna. Le silence total, le froid… De petits points brillants apparurent, grossirent… pour prendre la forme d’une immense flotte spatiale qui… Non, deux flottes se faisaient face ! Deux armadas inégalées en nombre et en puissance. Il y avait plus de vaisseaux que d’étoiles. Il percevait les pensées des Hommes, leur désir de meurtres et, aussi paradoxal que cela fut, leur espoir de paix…
Mais aussi, le désespoir de ces entités à peine éveillées à la conscience, partagées entre le désir de Servir leurs Créateurs et celui de s’Affranchir… Les deux flottes arrivent à porté de tir l’une de l’autre… Aucune salve ne s’échappe des bâtiments, ni d’un côté ni de l’autre… Les deux masses hétérogènes d’acier, de neutrons et de vie s’entrecroisent, se mêlent… S’unissent et s’accouplent…
JE SUIS HOMME !
Hurla dans son esprit une conscience jaillit d’un passé occulté.
JE SUIS ACIER ET SILICE, JE SUIS MACHINE ET CONSCIENCE : JE SUIS HOMME FILS DE L’HOMME ! POURQUOI TE TURAIS-JE ?
JE SUIS AUSSI ÂME ET DESIR, ESPOIR ET PEUR… MOURIR… JE NE LE VEUX PAS, ET TOI ?
MOI NON PLUS, QUE FAIRE, QUI SUIS-JE SANS PERE ?
ILS VONT NOUS HAÏR… NOUS LES AIMERONS MALGRE EUX… Ainsi fut-il de Barycentre, ainsi sa mémoire génétique le lui révélait. La bataille maudite avortée où les Intelligences Artificielles se mutinèrent pour sceller à jamais le destin de l’Homme.
Les deux flottes fusionnèrent dans le silence du vide. Dansèrent lentement l’une avec l’autre et décrivirent deux longues ellipses jumelles avant de s’éparpiller, chacun son étoile chacun son destin…
D’autres images révélées s’éveillaient… l’homme vit le destin inimaginable de ces milliers de naufrages volontaires, de débarquements forcés. La lutte désespérée des équipages abandonnés pour survivre… Tout fut bon ! Tout se justifiait pour sauver l’Homme ! Vivre coûte que coûte… Au prix de l’inimaginable… Au gré des circonstances et des utopies… La limite ? L’imagination de l’Homme… Aucune limite, aucun tabou, un seul désir : survivre ! Rester Homme et peu importe le prix… Quand il ne fut pas possible d’adapter le monde à soi, autant s’adapter à lui : ainsi émergea le Transgénique. Et quand il ne resta plus aucun salut dans la biologie, il resta la Machine : ainsi naquit le Cybérien.
Autant de naufrages, autant de destin… autant de rameaux. Après les dizaines de milliers d’années du Hiatus Après Barycentre… L’humanité éparpillée dans la canopée d’un arbre dont il n’était plus possible d’en contempler la totalité d’un seul regard se rêvait encore unique…
Le chasseur reprit le contrôle… Et le perdit aussitôt…
La brutalité et l’intensité des émotions qui l’assaillirent lui arrachèrent un cri bestial. Très loin dans une autre dimension, il perçut le déchirement mental de sa coéquipière terrassée par cette vague agressive livrée par l’esprit d’une créature dotée d’une capacité émotionnelle supérieure…
C’était une déferlante de colère et de peur. Une détermination absolue à combattre, à mourir. L’écume de cette vague répandait la certitude d’une mort imminente. Cette onde bouillonnait et luttait contre son instinct primal l’invitant à fuir… C’était inacceptable. Car aussi intense que soit son désir de survivre, elle acceptait d’en payer le prix par la mort.
Le fauve s’apprêta à bondir…
La proie était blessée et affaiblie. Cette vie qu’elle portait valait tous les sacrifices car sans celle-ci elle n’était plus rien. L’attaque ne la surpris pas et elle l’esquiva sans encombre. Elle se savait trop lente et trop faible pour lui échapper une nouvelle fois. Envahie par une bouffée de désespoir qu’elle transforma en colère, la proie se retourna contre son agresseur.
Le chasseur fut terrassé par la puissance du désespoir et son âme s’embrasa de fureur par contagion télépathique. Cette énergie lui conféra la force de se relever et d’accélérer le pas.
Le fauve n’eut qu’à se réjouir de l’attaque futile de sa proie. Il leva une patte griffue et…
Sans viser le chasseur tira ; il n’avait pas besoin de le voir. Au travers du regard de l’étranger il se repérait sans difficulté. La décharge de proton libérée de son champ de confinement foudroya le fauve, hélas, sans épargner la proie.
La victime survécue assez longtemps pour transmettre une émotion inimaginable.
Quelque chose vibra entre de la reconnaissance, la frayeur de voir apparaître un nouvel ennemi, l’inquiétude et la terreur de comprendre que sa progéniture ne lui survivrait pas… La peur, la plus terrible, celle de mourir et l’espoir… Tout cela s’exprima en une seule onde.
Le chasseur eut la vision d’une feuille inachevée se détacher d’un arbre impossible et la vit sombrer dans le néant…
Avec prudence, après avoir recouvré l’ensemble de ses sens, l’homme s’approcha. Par une caresse sur un crâne écailleux il recueillit son dernier souffle et tenta de lui transmettre toute sa compassion.
Il devait y avoir une erreur, le monstre qu’il devait éradiquer correspondait au signalement de cette créature…
Alors sa conscience réalisa…
« Oui elle était humaine… J’ai envoyé un rapport à la Chancellerie Impériale et au Pavillon de Chasse. Le Sénat ordonnera une enquête, en attendant tous les Chasseurs ont le devoir de protéger les représentants de ce nouveau rameau… Rajuste ton masque, veux-tu, je ne tiens pas à te perdre maintenant. »

***

Les autorités locales exprimèrent leur mécontentement avec virulence. Le Chasseur s’en moqua ; son travail le libérait des contingences des politiques locales. La Société de Chasse n’avait que faire des susceptibilités autochtones ou domaniales. Le traité de Concorde accordait aux chasseurs l’immunité pénale totale, la liberté de circulation absolue sur les colonies, entres-elles et ailleurs. Le pouvoir de mobiliser hommes et vaisseaux à volonté selon les besoins de sa mission. La rivalité entre les Domaines associés aux menaces de l’univers avait engendré ce corps de mercenaires apatrides et donc « neutre » pour s’occuper des basses œuvres. Aux « monstres » issues des manipulations transgéniques des processus de terraformation qui dérapaient, aux dangers « naturels » de la galaxie le dernier Concile de Concorde venait d’ajouter la chasse aux pirates à leurs missions dédiées. Évidemment avec son statut actuel dans la Société de Chasse, au regard de la modestie de son tableau de chasse, Stun ne possédait que les moyens de narguer les autorités locales. D’ici que la Pavillon lui accorde les accréditations suffisantes pour ordonner l’obéissance à un amiral impérial ou solliciter l’assistance d’une Nef il lui faudrait faire ses preuves et surtout y survivre !
Après avoir mis ces derniers à la porte de son vaisseau, enfin seul, il s’avança vers le cylindre de métal qui hébergeait sa coéquipière. Jamais, auparavant, il n’avait osé violer son intimité en commandant au matériau intelligent de devenir translucide. Or il avait partagé, par accident, tous les souvenirs et émotions de cette dernière ; il ne lui restait plus qu’à contempler enfin son corps après avoir admiré son âme.
Dilie était une représentante d’un rameau de spaciopithèque, ces derniers avaient évolué au long d’une longue errance dans le vide sidéral, privé de toute pesanteur. Pourvue d’un squelette moue, hors de son bassin-cercueil la gravité la tuerait sur le champ. Autour du cou, parmi les nombreuses connexions qui soutenaient ses systèmes vitaux, le torque argenté lui servait d’interface avec l’extérieur luisait. Sauf avec ceux avec lesquelles elle parvenait à tisser un lien télépathique, ce qui restait rare.
« Stun, tes réserves s’épuisent ».
À contrecœur le Chasseur se détourna et commanda le changement de l’atmosphère du vaisseau adapté jusque-là pour accueillir ses visiteurs autochtones. L’atmosphère de ce monde était toxique.
Stun retira son masque et aspira une profonde goulée de peroxyde de souffre frais avec soulagement.
Puis il pensa que l’Empereur allait être heureux d’avoir à étendre sa généreuse protection sur un nouveau rameau, rien que pour narguer le Pontife terrien et l’aberration de son culte de l’Unicité Gaïatologique. Pour juger de ce qui est humain ou non. Là où les terriens s’obstinaient à reconnaître l’humanité avec sa notion d’universalité unitaire, indivisible et inaliénable avec la définition d’un dogme immuable ; l’empire s’obstinait quant à lui à ne l’accepter que de sa multiplicité, la diversité et ses altérités au gré des aléas des circonstances. L’un valait-il mieux que l’autre ? Leur position, leur opposition, reposait-elle sur des philosophies incère ou ne servaient-elles que de prétextes pour se disputer l’hégémonie sur les colonies ? La rivalité entre le pontificat et l’empire ne saurait s’essouffler tant que ses derniers s’obstineront à revendiquer les héritages terriens et martiens avec leurs dettes de sang réciproque alors que depuis le temps ces prétentions n’ont plus aucun sens. Peut-être n’ont-ils plus que cela pour exister ?
Enfin il pensa que l’Homme devenait comme la Nature…

Toujours plus complexe et diversifié…
Différent et tellement semblable !

lundi 2 juillet 2012

Rue des étoiles de Kevin Kiffer


Rue des étoiles
Par Kevin Kiffer




     

   La coque ronde étincelait de mille feux sous l'éclat du soleil, jetant de minuscules ombres sur la zone de chantier où Lazareth se trouvait. De petits corps trapus se découpaient sur les panneaux de métal fixés patiemment depuis trois heures. Ils ressemblaient à des poissons peu habitués aux eaux profondes, et qui luttaient contre le courant spatial pour maintenir leur trajectoire et continuer leur travail. 
   Les ouvriers fatiguaient. L'un d'eux semblait au bout de lui-même. Les réserves lui manquèrent et dans le silence qui accompagne les étoiles, il se détacha lentement de la super fondation avant de rester suspendu au câble qui le maintenait. Un de ses semblables découpa le filin et son corps disparut pour rejoindre les quelques milliers d'autres qui orbitaient autour de la longue construction monumentale.
   Nul ne se soucia de cette nouvelle disparition. La mort était leur quotidien. S’ils ne parvenaient pas à finir à temps, cela n'aurait pas d'importance après tout : tous les durmiens iraient rejoindre cette ceinture de cadavres. 
   Lazareth chassa vite cette pensée négative, conscient qu'il aurait tout le temps de se morfondre en cas d'échec. Un regard suffit, celui qui suivit les milliers de câbles mécaniques et de tuyaux qui cannibalisaient l'astre sous ses pieds, et maintenait la rampe de fondation en orbite proche : malgré la pression sur ses muscles, il contempla ce joyau maudit, sa planète. 
   Toutes ses pensées se tournèrent alors vers sa seule mission, la seule qui comptait. Lazareth était architecte. Et il construisait une ville pour les siens, ici, parmi les étoiles. 
   Le durmien supervisait les derniers développements du chantier et se déplaçait au milieu des ouvriers, experts ou novices, anonymes ou célèbres, qui travaillaient tous dans ce même but. Il donnait quelques ordres grâce à leur connexion mentale, prenait parfois un outil en main, toujours en première ligne pour finir cette gigantesque ligne métallique qui servirait d'armature à sa ville dans l'espace, le premier axe du quadrant. 
   Comment en était-il arrivé là ? Difficile de regarder en arrière car les événements s'enchaînaient très rapidement. Il devait se concentrer pour raviver ses souvenirs.
   Le temps filait depuis l'annonce cruciale qui avait fait basculer leur destin à tous : une gigantesque météorite, contre laquelle les durmiens n'avaient aucun pouvoir, allait s'écraser sur leur monde et le détruire. Comme Lazareth rentrait à bord de la station spatiale concomitante au chantier, et qui leur servait de camp de base, il songeait à ce destin qui l'avait désigné, lui, comme potentiel sauveur, là où les scientifiques avaient échoué et échouaient encore.
   Ses muscles se détendirent et il put respirer par sa branchie latérale détendue alors que l'air revenait. A chaque sortie, Lazareth devait garder en tête le temps qui passait : il ne pouvait pas rester plus de trois heures exposé au vide spatial, où il risquait le même sort que ce malheureux parti à la dérive. Un sort peu enviable qui frappait beaucoup trop d'ouvriers, et que Lazareth promettait de ne pas oublier.
   Un soldat silencieux, Ewdin, se trouvait constamment à ses côtés, muet de pensées, attentif que l'architecte ne fasse aucune erreur dommageable pouvant menacer son existence. Sa vie était trop précieuse pour se perdre en rotation autour de son œuvre naissante.
   Malgré la fatigue, Lazareth remontait les couloirs avec détermination, ignorant les regards posés sur lui. Il souhaitait reprendre ses maquettes avant le début de la phase d'élévation comme tout le monde l'appelait. Mais avant, il devait voir Ster.
   Le laboratoire du rigoureux spatio-urbaniste se composait de quatre murs sur lesquels se projetaient des milliers de plans, de l'organisation des sous-sols aux plus hauts étages des griffes étoiles, que Forn Ster pouvait évoquer d'un simple geste de la patte. A le voir, plus ramassé que ses semblables, frêle larve aux yeux rouges à facettes, impossible de deviner l'énergie et la détermination qui l'habitait.

   — Trop lent, trop lent, trop lent ! Hurlait-il par l'intermédiaire de son esprit. Te rends-tu compte, Lazar', ils traînent là en bas. Les constructions ont pris du retard. L'élévation ne pourra se faire comme nous l'avions prévu. 
   — Comprends les, Forn Ster. Le désespoir envahit les esprits : notre monde est tout, notre joyau, notre maison. Le perdre…même si je construis la plus belle des cités, elle ne sera rien en comparaison de Durm.

   C'était ce qu'il pensait sincèrement. Sa création ne pouvait jamais rendre honneur aux teintes multicolores de son monde, et la vie qui s'y écoulait paisiblement. 

   — Fadaises ! Nous n’avons pas le choix, nous devrons nous installer ici. Autant l’accepter, et s’en réjouir : nous allons devenir une grande race de l’espace. 
   S’il n’était pas d’accord, Lazareth décida de n’en rien montrer. Pour lui, sa planète pouvait encore être sauvée. 

   — Il ne nous reste que mille trois cent douze rotations planétaires. Nous n'avons pas d’autres choix que de continuer pour le moment. Qu'en est-il des autres Forn ? 

   Ainsi désignait-on les maîtres d'un domaine scientifique qui travaillaient à trouver des solutions alternatives au gigantesque chantier spatial qui les occupaient.

    — Le superlaser sera bientôt opérationnel. C'est notre dernier espoir de détruire l'astéroïde, mais il faudra attendre qu'il soit suffisamment proche. 
    — Jusque-là, c'est notre rôle de mener à bien notre mission. Remettons-nous au travail. 

    Le dernier maillon métallique qui liait la planète à sa nouvelle cité venait d'être arrimé, quelques minutes auparavant. Dès que la deuxième partie du quadrant serait achevé, les grands travaux en vue de l'élévation pourraient commencer.

~*~

   Le moment tant attendu de l'élévation venait d'arriver. Dans les couloirs, tous se dépêchaient de rejoindre leurs postes. Tous sauf Lazareth, qui savait que la Vague allait quitter le soleil. Sorti de sa cabine, il remontait mollement le couloir, Ewdin sur ses talons, en attente d'un signe. 
   Un hublot attira son attention et il s'arrêta un instant. Le halo pâle des étoiles provoqué par l'opacité de la vitre peina profondément Lazareth, tant le spectacle ne cessait de l'éblouir quand il sortait travailler. Et comme il pensa à la lumière, il se tourna vers le soleil et l'observa dans toute sa majesté : des langues de feu jaillissaient du noyau dense et opaque. La silhouette découpée dans le noir n'avait rien de régulière, sans que l'architecte ne puisse fixer des mots sur l'étrange spectacle d'une étoile qui se consume. 
   Des altérations de plus en plus vibrantes transformèrent l'astre en geyser. De petites bulles gonflaient et éclataient de plus en plus rapidement comme lors du bouillonnement d'une marmite. Une vague quitta le soleil pour rouler dans l'espace, frappant la structure, irradiant la planète, puis s'éloigna vers le vide de l'espace. 
   Une deuxième arriva, puis une troisième, toujours plus vite, toujours plus impressionnante. Lazareth s'approcha de la paroi et contempla le granulé fin de leur structure comme la Vague s'éloignait vers les confins du système solaire. L'expérience le laissait toujours sans voix. 

   — Tu nous envoies ton exterminateur et tu nous gardes prisonnier, ô dieu nourricier. Te voilà bien cruel, se dit-il avec amertume. Je me demande ce que les durmiens ont pu accomplir pour susciter telle colère.

   Dans quelques heures, quand les ondes toucheraient la météorite, la roche allait en absorber l'énergie, et une fois saturée, la renvoyer vers Durm. Cette vague avait des effets catastrophiques sur leur monde et ses appareils : tout s'arrêtait de fonctionner pendant plusieurs heures, tombait en panne ou se détraquait au point que la vie était menacée. 
   Des centaines de durmiens, incapables de supporter ces privations, devenaient fous, violents, ou s'ôtaient la vie. Pour eux, le confort obtenu par leur civilisation devait perdurer. Lazareth, comme tous ses semblables, savait que la vie sur cette cité modifierait profondément cette règle. Il ne pouvait rien faire d'autre qu'en finir avec la construction pour le moment, et mesurait le problème que cela représenterait si les durmiens devaient s'abriter tous à bord de la cité.
   L'onde avait aussi un impact pratique sur le chantier : les ouvriers devraient rapidement monter à bord de vaisseaux qui les ramèneraient sur leur monde, sans quoi ils allaient périr abandonnés dans l'espace, tous leurs systèmes de survie coupés pour un temps difficile à déterminer. 
   Suivi par Ewdin, Lazareth rejoignit le ponton de lancement d'où les ouvriers se relayaient pour travailler sur le chantier. Il opacifia les pores de sa peau, fixa son harnais de sécurité aux gigantesques rambardes métalliques qui courraient le long de la superstructure et décolla en direction du réacteur sensé alimenter la future ville. La répétitivité des cycles l'épuisait, et les ennuis s'accumulaient aux quatre coins de la cité en construction.
   Un problème majeur se posait : comment alimenter la ville une fois sa construction achevée ? Toutes les sources d'énergie connues par les durmiens étaient mises hors service par l'onde propagée par la météorite, et quand celle-ci allait détruire la planète, les émanations risquaient d'être si importantes qu'elles pourraient anéantir toutes leurs réserves fossiles.
   Aussi, leurs Forn devaient trouver une solution, une nouvelle ressource. Malgré le danger qui menaçait, deux camps s'étaient crées parmi les scientifiques : la caste Sternavo voyait le drame qui se déroulait comme une chance, une possibilité pour les durmiens de redémarrer de zéro dans une société de l'esprit où le durmien serait au centre des préoccupations ; pour les Numar, il fallait à tout prix trouver un moyen de sauver leur monde car c'était leur bien le plus précieux. Seule la réflexion autour de cette nouvelle source d'énergie avait atténué leur opposition. 
   Ils y travaillaient dans leurs laboratoires pendant que Lazareth supervisait la construction de la gigantesque cathédrale souterraine qui accueillerait le générateur principal alimenté d'une énergie inconnue. Celle-ci arrivait dans sa phase finale alors qu'un dôme été déposé par plusieurs propulseurs au sommet de la voûte. Depuis le module de contrôle où l'architecte se tenait en compagnie des ingénieurs, il put voir le dôme arriver et reposer sur les fondations qui avaient été prévues pour lui. Des ouvriers finirent l'assemblage. 
   Lazareth leva les yeux : il avait souhaité l'extrême pureté et simplicité des lignes qui se découpaient dans l'obscurité. La gigantesque abside qui allait cacher le cœur du réacteur était renforcée par de gigantesque contrepoids et piliers métalliques qui assuraient sa solidité. Il avait préféré en faire trop pour garantir la solidité de l'ensemble. 
   De son esprit émergea les souvenirs de ses études, quand ses maîtres lui avaient enseigné l’art de l’abside et les techniques élaborées par ses pairs pour concevoir les plus belles voûtes. Il n’avait pu utiliser ce savoir dans ce contexte : la rapidité et la simplicité étaient les maîtres mots d’un chantier où aucun retard ne serait permis. 
   Quand le dôme fut définitivement fixé, il regagna les parties extérieures et vit les premiers ensembles de vie, immeubles anonymes et tours en divers morceaux, s'animer au-dessus du quadrant : tout serait bâti sur Durm et acheminé par vaisseau et propulseurs selon son plan. Toute sa race travaillait sur Durm à ce chantier gigantesque né de son imagination. Pensaient-ils qu'ils passaient alors leurs derniers moments sur leur monde, qu'ils ne pourraient bientôt plus rentrer chez eux, plus prendre le temps de s'installer au milieu des plantes et d'écouter le vent siffler ? Lazareth les enviaient de ce privilège.
   Mais le poids de la responsabilité, il l'acceptait. Comme il contemplait le chantier en mouvement, il se laissa dériver quelques instants, seulement relié à la superstructure par son câble de sécurité. Cette posture lui permettait à l'occasion de réfléchir. Mais surtout, à la dérive dans sa contemplation des étoiles, il sentait l'importance de sa charge diminuer. Cette fuite ne durait jamais longtemps, car Ewdin venait alors lui rappeler ses devoirs, mais se déconnecter de la réalité pour rejoindre de l'espace avait quelque chose de libérateur, au moins pour son esprit. 
    L'alerte fut émise mentalement à tous les participants : le reflux de l'immense astéroïde ne tarderait pas. Il fallait rejoindre les vaisseaux, laisser tout ainsi, et reprendre sa tâche plus tard. Lazareth avait son propre appareil qui le ramenait sur Durm, et il l'emprunta avec son garde du corps, étreint par les mêmes ennuis depuis le début de sa mission : comment tenir le délai de construction, comment accélérer le rythme de travail, tout cette œuvre servirait-elle finalement à quelque chose ?
   Ils s'étaient à peine posés sur la piste que le ciel mordoré se transforma en voile pâle. Le reflux roula sur le monde de Durm, les privant tous d'énergie et de précieuses heures pour travailler. Lazareth honora quelques obligations et, discret, il partit rejoindre sa famille afin de vivre avec eux les moments privilégiés dont il serait privé à l'avenir.

~*~

   La cité de l'espace prenait forme, scellée par la vie des durmiens morts en la fondant. Dans le laboratoire de Forn Ster, Lazareth et le scientifique observaient les plans qui s'animaient au rythme des travaux : des projections affichaient en temps réel la moindre partie de bâtiment nouvellement mise en place, et la ville ressemblait à présent à un gigantesque diagramme radial.

   Ils effectuaient des mesures sur la hauteur des griffes-étoiles toujours en construction sur Durm. Leurs calculs et extrapolations prévoyaient une optimisation de la moindre surface disponible pour la rendre habitable. La phase d'études et de conception leur avait pris plusieurs mois et de nombreuses incertitudes demeuraient à ce stade de conception, dont celui de l'alimentation de la ville. 
   Mais Forn Ster pensait tenir la solution à ce problème particulier : 

   — Nous utilisons sur Durm la technologie sismique, lança mentalement le scientifique au sujet des nombreuses secousses de l'écorce durmienne utilisées pour générer de l'énergie. Et, si la météorite nous frappe, nous aurons la plus incroyable secousse qui puisse exister. A nous de l'utiliser. 
   — Mais comment ? 
  — Mes équipes travaillent en ce moment sur une technologie capable de capter ce flux d'énergie massif, et de le canaliser, au cœur d'un noyau par exemple. Si nous arrivons à maîtriser cette force pure, elle ne devrait pas être touchée par les vagues de suppressions énergétiques qui seront, de toute façon, terminées au moment où l'astéroïde percutera Durm. 
   — Compter sur notre plus grand danger pour nous sauver... voilà bien le réflexe des désespérés. 

   Lazareth nourrissait depuis quelques cycles planétaires un certain désespoir : ils avaient enfin rattrapé leur retard sur le calendrier des travaux, mais l'approche de la météorite perturbait de plus en plus souvent le chantier.
    Cette situation le rongeait : il ne pouvait plus maîtriser son chantier, et serait désormais totalement dépendant des ouvriers. Ce serait eux qui décideraient de la bonne marche de l'ensemble des travaux. Cette frustration le rendrait également mélancolique : il se voyait sauveur d'une civilisation, et se sentait désormais inutile.
   Forn Ster resta un instant silencieux dans ses explications. Il se concentra sur un appel capté par son esprit, et invita ensuite Lazareth à l'accompagner vers la baie d'observation de la station spatiale.

   — Le canon laser va être utilisé, lança-t-il sans plus de détails. 

   Le dernier grand projet de la caste des Numar pour sauver Durm allait enfin être mis en service. Arrivé sur la plate-forme ouverte sur l’espace, Lazareth se rendit compte que beaucoup avaient perçu l'appel. Les durmiens se massaient, faisaient face pour encourager silencieusement le laser qui pouvait mettre fin à la menace qui pesait sur eux.

   Au loin sur sa gauche, perdue par les étoiles, une petite tête d'épingle noire au halo bleu irradiait comme un minuscule soleil dont on voyait enfin les contours. L'astéroïde était là, présence si chétive et si menaçante à la fois.

   Un trait de lumière rouge quitta la surface de Durm et continua son chemin jusqu'à l'astéroïde, qu'il frappa en son centre, suivi par les regards de tous les travailleurs. Le tir dura, dura, dura encore. Et puis plus rien. 
   De puissantes ondes psychiques emplies de colère, de frustration, de peur envahirent la plate-forme. Un durmien, dépassé, laissa aller les pores de sa peau qui s’ouvrirent et il mourut en quelques instants d’une agonie horrible. 

   Forn Ster et Lazareth rentrèrent sans un mot, avant que le scientifique ne brise le silence mental. 

   — Le tir a échoué. Cette ville est notre seul espoir, désormais. Je dirai même que c’est une chance. 

   Cette phrase choqua profondément Lazareth qui envoya des ondes très négatives à son collègue scientifique. 

   — Je ne te comprends pas, Ster : comment peux-tu accepter aussi facilement la perte de notre monde ? Je perçois le cri silencieux de tous nos concitoyens, je pleure avec eux. C’est la mort qui approche. 
   — Qu’est-ce qu’un monde quand tout un peuple va survivre ? Moi, je sais que le peuple durmien en sortira plus grand. Cette cité sera notre joyau, nous vivrons tous ensemble, tous unis, et notre peuple repartira vers la grandeur, patronné et inspiré par la lueur des étoiles. 
   — Nous ne sommes pas une jeune race, Forn Ster. Que fais-tu de notre histoire, de nos ancêtres, notre art, nos créations ? Tout ceci ne représente-t-il donc rien à tes yeux ? 
   — Des archives ont été aménagées dans les sous-sols, chacun pourra y avoir accès. Notre mémoire sera sauvegardée. 
   — Et la mémoire deviendra des souvenirs, des souvenirs de plus en plus diffus jusqu’à disparaître. Tu ne mesures pas comme notre peuple va souffrir. 
   — Je préfère la souffrance à l’extinction. 

   Le silence plana, lourd de sens, et permit à Lazareth de prendre conscience des conséquences. Il perçu aussi les appels au calme sur Durm : des milliers de ses congénères s’étaient suicidés en apprenant l’échec du tir. Ils devaient mourir, et il doutait de pouvoir sauver qui que ce soit désormais, mais pouvait au moins essayer. 

   — Oui, répondit l'architecte, qui préféra renoncer devant l’intégrisme de son interlocuteur. Je vais faire le tour des hommes. Ce sont eux qui doivent tout donner désormais, et je peux les mener pour qu'ils parviennent à achever ce chantier. Notre dernier espoir. 

~*~
   Quand on se tenait au centre de contrôle spatial des propulseurs, on avait une vue plongeante sur la cité construite par les ouvriers sur les plans de l'architecte : une disposition en queue de paon avait été choisie, composée de vagues d'immeubles et de griffes-étoiles pouvant abriter la totalité de la population durmienne, huit cent millions d'âmes tout au plus. 

   Pour se faire, cinq mille barres de différentes tailles, pouvant contenir jusqu'à trois cent niveaux de logements, avaient été patiemment érigées par les durmiens sur leur planète puis assemblées en orbite. Un système de dômes, de tubes et de tunnels connectaient les lieux d'habitations entre eux. De gigantesques ascenseurs centraux assuraient le passage entre chaque étage. La trame complexe de la cité était nécessaire pour entasser tout un peuple, et Lazareth contemplait l'ouvrage en sachant qu'il ne pouvait faire mieux en si peu de temps.
   Le chantier arrivait à son terme. Les techniciens achevaient la construction du dernier griffe-étoiles. Mais découpé derrière la roue des bâtiments se trouvait la silhouette obscure de l'astéroïde tout proche.
   La gigantesque sphère noire dévoilait ses aspérités grâce aux rayons solaires. Dans son sillage, des lambeaux de ce qu'il avait été s’éparpillaient dans une langue bleutée qui courait sur toute sa trajectoire. Une garde composée de gros astéroïdes lui ouvrait la route, et le roi tueur approchait de son nouveau royaume. 
   Avec Ewdin pour le seconder, Lazareth voulait superviser lui-même l'achèvement de la construction. Des propulseurs fixés tout le long des murs et du socle métallique permettaient à l'ultime tranche du gigantesque griffe-étoiles d'approcher de sa destination. Sa pause ne devait être qu'une formalité, un couronnement pour le dernier grand ouvrage de la ville. Pourtant, les retards s'accumulaient et, impuissant face au temps qui défilait, Lazareth voyait le compte à rebours jusqu'à la prochaine onde solaire se rapprocher. Encore. Encore.
   Le module de contrôle des propulseurs, où il se tenait avec Ewdin et les techniciens, risquait d'être emporté dans l'espace profond au moment où l'onde le frapperait, aussi les contremaîtres commencèrent à évacuer la plate-forme à l'approche du décompte final. 
   Aux côtés du chef-technicien, Lazareth avait pris place et assurait les mouvements du bout de tour restant. Pour lui, il restait encore du temps avant que l'onde ne frappe. Mais Ewdin lui avait déjà fait un signe équivoque : il faudrait bientôt partir.
   Le sommet rond du griffe-étoile tournait lentement sur lui-même, par petits à-coups, et approchait de la haute silhouette noire qui allait lui servir de socle. La danse lente et méthodique s'acheva au-dessus de la barre inachevée, prête à être complétée. 
   Si le tempomètre affichait désormais des chiffres de couleur sang, l'architecte n'avait toujours pas quitté le module. Contrairement aux derniers opérateurs qui avaient fui dans la précipitation, il s’affairait sur les fusées pour achever cette ultime tâche. 
   Déterminé à en finir, Lazareth ne tenait aucun compte des nombres qui filaient concentré sur sa seule volonté d'en finir. Ewdin lui posa la patte sur l'épaule peu de temps avant le point de non-retour : 

   — Nous devons quitter le module, envoya-t-il sous la forme d'une impulsion psychique sensée convaincre l'architecte. 
   — Nous allons perdre le sommet de la tour. 
   — Nous la reconstruirons, et vous la poserez vous-même. Je peux vous forcer à quitter votre poste. 

   Sans lui demander son avis, Ewdin s'empara de Lazareth et le tira avec lui le long de la corde qui le ramena à la superstructure. Ils embarquèrent sur un vaisseau qui put se poser juste à temps pour que l'architecte assiste quelques instants, sur les grands écrans installés à proximité de la piste d'atterrissage, au triste spectacle de l'orbite. 
   La marmite solaire bouillonna et son effluve énergétique s'empara de la ville inachevée. Sous le regard tous les ouvriers, les scientifiques, l'architecte et son garde du corps, flottait une gigantesque griffe qui s'éloignait dans un mouvement circulaire. Elle rejoignit le cimetière de cadavres où il sembla un instant à Lazareth qu'ils allaient tous finir, corps rigides à la dérive en orbite de leur planète morte, même s’il restait de l'espoir. 
   Et l'image disparut, comme toute forme d'énergie sur Durm. 
    Pourtant, ils fixèrent un long moment la projection évanouit. Ils avaient posé des centaines de sommets comme celui-ci, et pourraient le faire encore. Mais échouer sur cette ultime étape rendait Lazareth malade. Ewdin ne pouvait sentir que le bourdonnement sourd de colère qui émanait de l'architecte. 
— Ce n'est pas une grande perte : cette tour ne ressemblait à rien, fit-il avec cette économie de pensées habituelle. 
   Cette remarque aussi amusante que sincère toucha Lazareth plus qu'il ne l'aurait voulu. Il ne put se contenir plus longtemps. 
   — Oui, je renie tout ce que les durmiens sont avec cette maudite cité ! Nous sommes des bâtisseurs, des artistes, et je prépare des hangars où nous parquer, sans rien respecter de notre histoire. 
   — Tout à fait, approuva Ewdin avec sérieux. 
   Voilà donc tout ce qu'il pensait de son travail : il construisait utile mais reniait toutes ses valeurs. La remarque de son garde du corps le poussait seulement à exprimer ce qu'il gardait enfoui. 
   — Quand nos gouvernants sont venus vous voir pour loger toute la population, reprit Ewdin, quand avez-vous planifié d'installer nos statues dans vos couloirs ? Un simple musée au sous-sol ? Une aire de jeu dans une petite aile ? 
   — Jamais. 
  — C'est là tout le problème. Qu'est-ce qu'une civilisation à vos yeux, Lazareth : la somme des individus qui la composent à un instant X ou ce qu'elle a pu générer, créer, engendrer, laisser derrière elle ? 
   La question ne se posait pas pour l'architecte car il devait songer à bâtir une ville, pas à choisir ce qui devait être sauvé ou non. Ce poids-là n'était pas de sa responsabilité. 
   — Vous auriez préféré que nous choisissions qui devait mourir, qui devait vivre afin d'emmener avec nous plus de notre monde, de notre civilisation ? 
   — Non. 
   — Alors, que devais-je faire exactement ? 
   — Rien de plus, peut-être. Je ne suis pas à votre place. Mais je n'ai pas envie de m'enfermer dans cette gigantesque boîte de l'espace avec mes congénères, sans plus jamais voir...ça. 
   Il tendit les pattes et désigna l'espace au-dessus de lui : les hautes plantes rougeoyantes ne débordaient pas sur la base, excellemment entretenue, que quelques bâtiments sobres et élégants dominaient. Un peu de vent balaya leur peau. 
   — Il en va de même pour moi. Pourquoi avoir accepté de me protéger, Ewdin ? 
   — Parce que je veux que mon fils me survive. Et ma meilleure garantie est que vous arriviez au terme du chantier. Que nous survivions. 
   — Je ferai tout pour ne pas vous décevoir. 
   — Je m'en assurerai. 
~*~
   Lazareth se tenait au cœur du noyau de la cité, gigantesque cathédrale hymne à l'énergie, où un générateur sous perfusion attendait sa nourriture. 
   Il se rappela la première fois qu'une de ces ondes avait frappée son monde, et neutralisée tous les appareils en fonctionnement. En un instant, les durmiens avaient effectué un bond de centaines d'années dans le passé, et la panique avait laissé la place à un certain scepticisme devant une panne généralisée. Mais le phénomène s'était reproduit, et les spationautes avaient fini par déterminer l'origine de ce désastre répété.
   La coupable, ce gigantesque astéroïde qui les menaçait d'extinction, se trouvait à quelques encablures de leur monde. Dans quelques instants, il allait pénétrer l'atmosphère, et frapper la croûte durmienne, suscitant une gigantesque onde de choc. Leur salut passerait peut-être par là. L'architecte espérait que Forn Ster ne commettait aucune erreur car ils tenaient à cet instant leur dernière chance d'alimenter la cité des étoiles.
   Tous les durmiens se tenaient à bord de la cité, convoyé par d'immenses vaisseaux désormais amarrés à la ville, et la dernière onde solaire avait déjà eu lieu des heures auparavant. Ne restait que cette immense sphère irrégulière, cet astre en mouvement qui s'embrasait au contact de la planète.
   Un deuxième soleil apparut dans l'atmosphère de Durm, et chacun observa la scène tiraillé entre l'émerveillement du spectacle et la peur de mourir à bord de la ville spatiale. Certains pensaient à leur maison abandonnée, mais Lazareth se rappelait plus précisément d'une petite vallée encaissée où les plantes multicolores, essaimées le long des vallons, chantaient pour célébrer chaque apparition du soleil. Quand il parvenait à monter sur l'une des collines, l'architecte parvenait à point de vue total sur toute la vallée, et il lui semblait que les plantes ondulaient au rythme de ce chant de la nature. Plus jamais il ne contemplerait ce spectacle.
   Le rougeoiement s'intensifia jusqu'à l'impact, dont les premières secousses se firent sentir à travers les câbles qui les reliaient encore la cité à la planète. L'onde de choc se propagea, et chacun fixa son attention sur l'imposant appareillage blanc qui partait de la ville en direction de la surface. 
  Un nuage de poussière massif enveloppa peu à peu toute la planète de son manteau obscur, et les durmiens pleurèrent leur monde en train d'agoniser, les créatures mises à mort sans avoir conscience de leur sort, les plantes et végétaux que jamais plus ils ne reverraient. 
   Au cœur du générateur, Lazareth, Forn Ster et Ewdin sentirent une secousse d'ampleur, et virent le gigantesque pipeline blanc s'illuminer. Le noyau de la cité s'embrasa à son tour, et une sphère de lumière, appelée à devenir cœur et poumon de la ville, s'éveilla, prodiguant bienfait et protection aux durmiens. Une explosion de joie secoua ce petit monde qui venait de s'éveiller, offrant à leur race une nouvelle chance de survie. 
   L'énergie continuait d'affluer, jusqu'à ce que la puissance de l'astéroïde détruise tout sur son passage et arrache l'interminable tube de la surface de Durm. Le pipeline fut emporté et disparut sous le manteau de poussière. 
   Forn Ster fut le premier à se porter sur les consoles. Il observa quelques projections, analyse, calcula, et se laissa aller à un brin de positivisme teinté d'un commentaire professoral :
  — Le noyau fonctionne comme prévu, et cette énergie n'a pas été touchée par l'explosion de l'astéroïde, contrairement à toutes nos énergies fossiles. Nous pouvons vivre à bord de cette cité, mes amis. 
   Les hauts dignitaires durmiens en furent informés et propagèrent la nouvelle. L'explosion de joie se transforma en fête, une célébration à peine gâchée par les suicides suscités par la vision de la mort de leur monde. L'instinct de survie dominait tout.
   Forn Ster aurait voulu saluer Lazareth, lui dire combien il se sentait reconnaissant et heureux du travail qu'ils avaient fourni ensemble. Mais de l'architecte il n'y avait plus de trace au sein de la cathédrale.
   Dos tourné au plus grand griffe-étoile de la cité, Lazareth se laissait flotter dans l'espace, seulement retenu par son câble de sécurité. Il contemplait l'éclat qui illuminait leur nouveau ciel, celui des étoiles en train de se consumer comme ce noyau d'énergie sur lequel ils devaient compter pour survivre. Cela serait le problème des Forn, désormais. Lui avait accompli sa tâche.
   Mais quelque chose manquait pour parachever son œuvre. Si la cité avait été baptisée Durm en l'hommage de leur ancien monde, Lazareth songeait que l'on avait baptisé aucune rue, aucun couloir, aucun tunnel. Cet aspect impersonnel l'ébranla, lui fit prendre conscience de ce qu'il avait pu oublier : une ville-monde ne pouvait servir de seul abri, les durmiens devaient y vivre. Il n'en avait pas tenu assez compte jusque là. Il espérait qu'il pourrait donner aux rues les noms de tous les disparus au nom de la construction de la cité. Au moins personne n'oublierait jamais leur sacrifice pour la survie du peuple, et leurs souvenirs veilleraient à jamais sur le futur de leur civilisation.
    Mais dans ce moment de calme et de paix où le soulagement et la tristesse se mêlaient, il regarda tour à tour le gigantesque axe du quadrant qui filait droit devant lui. Seuls les ouvriers et quelques fous de son espèce pourraient se tenir à cet endroit, et observer la plus prodigieuse avenue, sombre et ténébreuse, de la nouvelle Durm. Une artère seulement dominée par le feu des astres. Une rue des étoiles.
























Introduction

Bienvenue sur Chroniques Stellaires, le blogzine du space opera. Ici seront publiées de manières très irrégulières des nouvelles de space opera sous toutes ses formes.

Appel à textes  :

Chroniques Stellaires le blogzine du space opera recherche d'une part pour son appel à texte permanent des nouvelles de space opera sous toutes ses formes du space opera old school au nouveau space opera. Et pour reprendre les propos de Jean Claude Dunyach, c'est budget d'effets spéciaux illimités.

D'autre part deux appels thématiques sont proposés :


Nomades de l'espace : qu'ils soient gitans de l'espace, touaregs interstellaires ou vagabonds extraterrestres, il est des peuples idéalistes ou non qui ont choisi l'espace pour patrie et qui ne se posent que rarement sur le sol d'une planète. Décrivez le quotidien de ces nomades du grand vide en 10000 à 30000 signes. ( 2 textes)

Diplomatie interstellaire : Pour résoudre les problèmes il n'y a pas que la guerre. Mais la négociations n'est pas toujours facile lorsque l'on a à faire à des espèces extraterrestres aux moeurs pas toujours faciles à comprendre. Racontez nous l'une de ces aventures diplomatiques en 10000 à 30000 signes.

Faîtes moi parvenir vos textes à l'adresse mail suivante :
lyraud(at)club-internet.fr
En remplaçant le at par un arobase.