mercredi 17 juillet 2013

Incident à Ferlampille (extrait de la novella Schéma Narratif) par Timothée Rey


Son contact, une grande et forte femme aux cheveux nattés-plaqués, vêtue d’un kandzou rose pâle faseyant dans le vent brûlant, ne lui tend pas la main et encore moins la joue. On évite de se toucher si l’on n’est pas certain que c’est sans danger, dans les îles au sud du Mastigadour, et notamment ici, au cœur des Méhistibes.
« Seth Esth. »
En prenant connaissance du dossier, il s’est déjà dit que ça ne sonnait pas trop comme un nom de l’archipel. Un pseudo, y a de grandes chances.
« Mthuli Ndouja.
— Vous avez correctement fixé vos hirizes, je vois. »
En guise d’acquiescement, le commis lève un bras, fait tinter ses bracelets. La correspondante locale de NooZam insiste :
« Vous avez bien assisté à tout le briefing ? 
— C’est la quatrième fois... »
Elle fronce les sourcils, il précise : 
« Que je viens dans l’archipel. »
Et je croyais ne plus avoir à le faire. Jamais.
« Ah. Dans ce cas... » Elle porte les yeux vers le taxi, derrière lui. « Bon voyage depuis Ponge la Grise ?
— Oui, merci. Un peu long, mais vous savez ce que... »
Un mmhh, mmhh peu discret sur sa droite. Le pilote. Bien sûr. Avec un sourire contraint, Mthuli se tourne à demi, glisse un pourliche, s’apprête à reprendre ce qu’il disait à Seth lorsqu’il entend :
« Le Moihignu veut plaisanter, c’est bien ça ? »
Il fait carrément face au petit homme. Ce dernier a beau avoir usé de la civilité la plus respectueuse qui soit, sa voix dérape dans les aigus sous le coup d’une acrimonie stupéfaite et ses yeux s’écarquillent, obstinément baissés vers la paume qu’à hauteur de ceinture il tend côté ciel, en un geste qui ne prête guère à confusion.
Le sourire de Mthuli Ndouja se fige. Il examine la main ouverte du type. La paume en est bosselée de toute une orographie de cals ; il doit n’être pilote qu’à temps partiel, et planteur de brubbe ou d’inijo le reste du temps, pour assurer la survie de sa (fatalement) nombreuse jouxtelignée, le commis a remarqué tantôt le losange de quatre trous dans le pavillon de son oreille gauche, proclamant son statut de mari-pantin en quarte. Les deux minces triangles de maillechort dans la paume accrochent l’éclat de Tanuru Jua, la grosse étoile plus blanc que jaune autour de laquelle orbite Amaoré. Le Pongien avait estimé les deux sicles suffisants... Il n’a plus les réflexes. Comment a-t-il pu oublier que l’âpreté de ces îliens est sans limite ?
Mthuli soupire : il règne sur le béton du microtarmac une chaleur si brutale qu’il n’envisage pas une seconde de discuter. Du jabot de la limace thermo-isolante enfilée avant son débarquement au spatioport, voilà plus de sept heures, il extrait deux autres sicles, lesquels tintent sourdement en rejoignant les premiers.
Le Btu hausse des sourcils circonflexes, secoue la tête, navré par une telle pingrerie, puis, sans un remerciement – sans un mot, en fait – tourne le dos pour grimper les deux échelons qui le ramènent dans le cockpit de l’illicoptère, déconcertant agencement de pièces de bois, cuir, aluminium et hyalliage tenant ensemble par miracle, un engin tout en longueur, surmonté de trois hélices sustentatrices en ligne et propulsé par un antique convertisseur MHD ligaturé par des cordes au reste de la structure. Le taxi collectif dans l’habitacle étouffant duquel Mthuli vient de traverser un bras de l’océan Shissi-Shí pour rejoindre Zuccinse, seconde île par la taille de l’archipel des Méhistibes, dans l’hémisphère austral, à quelques quinze degrés de l’équateur et au sud-est du Mastigadour, 
Les hélices molles commencent à fouetter l’air ; l’illicoptère prend de l’altitude, de la vitesse. Mthuli se détourne. Serait-ce une ombre de sourire sarcastique, sur les lèvres de Seth Esth ? Il lui adresse un regard agacé en grommelant :
« Le programme ? »
Son contact le lui explique tandis qu’ils se mettent en route vers le village, comiquement suivis par les bagages antigrav. Pas besoin de se rendre à la Maison de Sujétion : Seth a déjà obtenu – acheté, s’entend – les autorisations de l’Ardélion, elle brandit une liasse de documents imprimés sur plastra grisâtre, cachetés d’une impressionnante collection de tampons de toutes formes et tailles. Il ne leur reste qu’à gagner la station de célérifère, être brinquebalé sur cent-quarante-cinq kilomètres puis faire halte à Grand-Dohor. Là, elle s’occupera des formalités avec le mfalume local, elle arrondira les angles. De son côté, le Pongien saura ce qu’il lui faudra faire, pas vrai ? Il hoche la tête. Même s’il n’est jamais allé à Grand-Dohor, son précédent séjour l’a amené à Klijoi Hatri Ya, une autre source, sur l’île de Chemichem, et le protocole sera le même. Simplement, il prie pour que ça se passe sans accrocs, cette fois. Même s’il refuse de laisser les souvenirs remonter à la surface, il doit bien se l’avouer : il a l’estomac noué, la gorge sèche. 
La grande femme finit de détailler les modalités du retour vers Ferlampille et lui-même demande trois, quatre précisions. Il n’est pas un instant question d’argent. Mthuli n’a pas à se préoccuper de cet aspect-là, Seth Esth, comme lui, est appointée par NooZam.
Ils se taisent à présent, il fait trop chaud pour parler longtemps tout en marchant – le Pongien a certes déployé son ombrevole dont le disque le surplombe comme un petit nuage fidèle, elle n’empêche nullement que les rafales de vent torride lui criblent le visage de poussière et, de manière plus générale, le dessèchent sur pied. Mthuli regarde grandir au rythme de leur approche les bâtiments de pisé-pétales et de fibrotôle corrodée, ils s’amoncellent en macles chaotiques de haut en bas du flanc d’une colline toute bossue de haies de garfs aux feuilles héliogonflées, sa ligne de crête hérissonnée d’une mousse de flougères pulsant au rythme des bourrasques, flougères elles-mêmes dominées par les V démesurés de trois arbres-victoires qui se détachent en indigo contre le ciel jaune paille. Sur la droite, entre les grappes de bâtisses, il entrevoit le rail de bois clair du célérifère qui épouse la courbe de la colline puis disparaît dans le val exigu séparant cette éminence de la suivante.
Les voilà bientôt à l’ombre des premiers bâtiments. Ferlampille. Un comptoir panspi en bordure d’un bourg btu, son nom autochtone est Ztatsamrawo, un village comme il en existe des vingtaines dans l’archipel, indolent et dédaléen, comme abruti par le marteau-pilon du soleil. D’un quelconque bal-poussière, dans une courette intérieure, monte la monotone ritournelle du gonodro,cette musique dont les Btu ne peuvent apparemment se passer, bêlements des flûtes-narines amplifiées et déformées par des racks d’effets électro, plaintes tout à tour criardes ou voilées des cordes que frottent des archets fabriqués à partir de pattes de cramayos (ce sont des criquets aquatiques géants de la Mer des Herpes, se rappelle-t-il), battement des pierres-à-tchac cognant des coloquintes de Jabber évidées, y faisant naître en rythme– tiok-tiok-tiok... tchaïk-tchaïk !– de gros sanglots humides. Une musique que Mthuli associe à un épisode qu’il préférerait ne pas... Bref.
« Eh ? Où allez-vous ? On ne passe pas par le comptoir ! » Seth Esth tend le menton vers le sud-est. « La station est par là. En bordure du village.
— Accordez-moi un instant.
— Pour ?... Oh, je vois. On en profite pour faire un peu de tourisme. Traînez pas ! »
Le Pongien s’approche de la demi-douzaines de femmes allongées de côté, de tout leur long, derrière des éventaires posés à même la latérite, dans l’étroit ruban d’ombre au pied des façades. Elles semblent dormir. Même si le rivage se trouve à peut-être quinze ou vingt kilomètres d’ici – il vu tantôt les vagues géantes s’y écraser, par le hublot du taxi –, les vendeuses sont si corpulentes qu’on croirait une tribu de mammifères marins attendant le retour de la marée haute.
Et l’une d’elle, alors que Seth Esth ne regardait pas, vient d’adresser à Mthuli un signe de la main. Un signe qu’il connaît pour l’avoir appris dans une autre vie, lorsqu’il était analyste adjoint pour l’AKS, l’Antenne Kleinienne de la Spatiale, ça faisait partie des enseignements de base de sa formation. Urgence, en code NRD. Urgence absolue. A-t-il bien vu ? A-t-elle réellement, délibérément signé en code ?
Il s’immobilise devant l’étal, le plus à gauche du petit marché informel, s’accroupit. Sur une bâche de plastra étendue à la va-comme-je-te-pousse sont disposés des brochets-taupes encore frémissants et crachotants (et accessoirement couverts de zèzes, les mouches du cru), d’énormes ovoïdes à l’écorce floconneuse qui sont des fruits aigre-doux dont il ne demande pas à son nod encyc de lui rappeler le nom, ainsi qu’une cuvette emplie de feuilles de schtaï d’un mauve verdâtre, le thé de lichen amer et parfumé que les Btu boivent à toute heure du jour et de la nuit, il a encore eu l’occasion de s’en rendre compte dans l’illicoptère, où on lui en proposé trois gobelets tirés d’une de ces thermos pansues appelées bwachupa ; ces gens sont d’une convivialité à toute épreuve. Il lance le salut d’avant-midi :
« Jètchè Doô ! »
Silence.
Enfin, silence... Plutôt : crins-crins, rhinolalies, geignements. Tiok-tiok-tiok... tchaïk-tchaïk ! de flûtes-narines qui semblent se poursuivre l’un l’autre. L’omniprésent gonodro, lequel a déjà (re)commencé à lui taper sur le système.
Mthuli dévisage la Btu, si l’on peut appeler « dévisager » le fait de contempler un enduit-masque thaerriparfaitement immobile, où, sous la menue résille du diadème frontal, s’accolent des chevrons cerise, blancs et vert amande, qui jouent sur le brun velouté de la peau (« mélancolie débonnaire et humeur languissamment rêveuse provoquée par l’approche des averses-mirages » lui apprend le tableau synoptique en aff-rét, sans qu’il lui ait rien demandé). Pourquoi l’a-t-elle appelé, et avec ce signe ? Un hasard ? Il n’y croit pas.
 « Do hôo. » Elle le fixe, droit dans les yeux. Perplexe, il lui rend son regard. La femme poursuit : « Ktu veux ?
— Je... Pour trois sicles de schtaï. 
— Doux ?... Mengi fort ?... Zumbru fort ?
— Mengi fort, ça ira. »
La femme redresse le torse, s’assied en se tortillant dans son soilouveh, son large sari brodé d’oiseaux et de lunes. Une main grassouille s’empare d’une feuille de plastra journal, la roule en cornet d’un geste habile et complexe – tintement de ses hirizes de poignet –, en même temps que l’autre main pioche une puis deux grosses poignées de schtaï et les enfourne dans le cône. 
Et pendant ce temps, elle chuchote sans presque remuer les lèvres :
« La femme avec toi n’est pas Seth Esth.
— Comment ? répond le commis sur le même ton. Il n’est pas certain d’avoir bien entendu.
— Seth Esth a disparu voilà près d’une heure. Peut-être tuée, nous l’ignorons. Cette femme, là, nous ne savons pas qui c’est. Peut-être une employée de GogLoad. »
GogLoad ? Le principal concurrent de NooZam, avec lequel la trans-système d’e-dition se livre depuis des siècles une guerre sans merci ? Le rythme cardiaque de Mthuli s’accélère.
« Qu’est-ce qui me prouve que c’est vrai ? »
Un instant, la vendeuse déplace son regard au-delà du Pongien, dont le corps s’interpose entre la grande femme qui doit s’impatienter derrière lui – il n’ose se retourner pour le vérifier –, et la main libre de son interlocutrice, celle qui ne tient pas le cornet. Cette main trace alors une phrase :
> Parce que nous savons que tu connais le NRD. <
Toujours accroupi, le commis observe à la sournoise les autres vendeuses. Couchées. Yeux clos – en apparence. Prudent, il place sa propre main tout contre son ventre, là où les marchandises entassées sur l’étal devraient faire obstacle pour un observateur situé à sa droite. Doigts et poignets s’activent :
> Les concurrents de NooZam pourraient être au courant, pour mon ancien emploi. <
La femme ébauche un sourire.
> Possible. Sauraient-ils que – les deux pouces dressés : elle passe en mode phonétique – Zhao Le Guennec – pouces repliés : retour au NRD – s’est entretenu secrètement avec toi avant ton départ de Ponge ? Qu’il t’a prévenu que, cette fois, il ne voulait pas d’erreur, sinon tu serais affecté au service Entretien des Sanitaires du Siège Central, et certainement pas comme cadre ? <
Mthuli se mâchonne la lèvre inférieure. Cette enflure de Zhao Le Guennec est son supérieur direct, un infime rouage dans la vaste hiérarchie de NooZam, quelqu’un qui travaille dans la grisaille et ne s’expose jamais... Comment cette femme connaîtrait-elle son nom ? Quant à la teneur de l’entretien, elle est exacte. La vendeuse a raison. « Ils » ne le sauraient pas. Ou alors, c’est d’une conspiration à grande échelle qu’il s’agirait, avec des espions et tout le toutim... Et cela, pour trois semIA de CréaLit ? Il est dorénavant presque convaincu. Il signe :
> Pourquoi l’avoir laissée me contacter, tout à l’heure ? <
> Nous avons été pris de court. Nous sommes en train d’appliquer le plan B. <
Le plan B ?
> Et moi, donc ? Qu’est-ce que je fais ? <
> Tiens-toi simplement prêt. Nous interviendrons à la station, avant ton départ. Reste en retrait et veille à ce que les œufs ne soient pas endommagés. <
Elle propose le cornet de feuilles de schtaï. Mthuli s’en saisit non sans raideur, pose trois piécettes triangulaires dans la paume, laquelle ensuite est ramenée à hauteur d’œil, scrutée, tendue derechef vers le Terrien. La vendeuse parle de nouveau, la voix rauque et ensommeillée.
« La taxe.
— La taxe ?
— Pas moi k’décide... L’Ardélion... Un sicle. Plus, si tu es un minimum généreux. »
Il rajoute une seule piécette (à malin, malin et demi), se déplie, pivote vers Seth. Il espère être naturel, même s’il a le souffle court :
« Besoin de quelque chose ?
— Non. » Visible qu’elle frémit d’exaspération. « Vous avez fini ? Le céléri part dans vingt minutes.
— Compris. » Il salue la Btu, derechef allongée. Elle lui dédie un dernier regard d’avertissement, se rallonge, clôt les yeux.
La femme qui prétend être son contact s’est déjà remise en route. Elle le précède dorénavant et avance à grands pas, soulevant des nuages de poussière cramoisie. Il lit de la tension dans son dos, ses épaules... Si elle est vraiment Seth Esth, c’est de l’irritation, à cause de l’épisode touristique ; elle estime sans doute qu’il ne se montre pas très pro. Mais si la vendeuse a dit vrai, et il doit reconnaître que, plus il y pense, plus il le croit – elle connaît des détails vraiment troublants –, peut-être se prépare-t-elle à quelque chose ? Au vol de ses œufs ? Dans le holster de sa limace pèse un méchant petit déglingoir de classe 4 (« j’ai un permis pour ça » a-t-il déclaré au douanier suspicieux en suscitant l’holopalm qui le prouvait), même s’il ne lui reste plus grand-chose de sa formation à l’AKS. NooZam cependant entretient la forme de ses commis par des stages réguliers et rien de moins que sportifs, pour ne pas dire paramilitaires. N’empêche, à l’AKS, il était dans les bureaux, et depuis qu’il travaille pour NooZam, sur le terrain, il n’a eu droit qu’à deux confrontations un rien musclées. Il n’est pas exactement un tueur... Le petit moteur continue de tourner dans sa tête : ou alors Seth Esth, ou « Seth Esth », a surpris quelque chose de l’échange avec la vendeuse. Soit elle sait être démasquée (hypothèse avec guillemets), soit elle le prend, lui, pour un agent double et un traître à sa boîte (hypothèse sans guillemets). Et dans les deux cas, ça peut mal tourner. Ou bien, autre possibilité, elle ne travaille pas que pour NooZam ou un concurrent, mais aussi pour l’Ardélion, voire n’importe quel petit potentat local. Ou encore...
Dix minutes de franche paranoïa plus tard, ils ont contourné le village et sont parvenus à la station. Sans que le Pongien ait pu trancher. Et sans que quoi que ce soit ait eu lieu.
La gare du célérifère est un édifice à colombages de bois rouge veiné de violet et hourdage d’un jaune soufre granuleux, sa tour cylindrique surplombant d’une douzaine de mètres les maisons environnantes. Avec sa gouttière plate, le toit en bol rappelle l’un de ces antiques couvre-chefs terriens appelés chapeaux melons, sauf qu’il est fait de paille-de-sguë agglutinée par un gel d’algue bleuâtre. Une large porte de bois hémicirculaire, sous un panneau de cuivre corrodé couvert de zoogrammes, bée au bas de la façade, les battants repoussés vers l’intérieur.
Le moins que l’on puisse dire est que, malgré le départ imminent du seul train de la journée, il n’y a pas foule. À l’entrée, adossés au montant gauche de l’huis, deux fonctionnaires territoriaux de l’Ardélion en culottes bouffantes, dalmatique sans col et shako à oreilles, le tout d’un fuchsia soutenu, verticalement strié de fines bandes vert pomme, pointent d’un doigt las, sur leurs tablettes, des marchandises emballées, sans doute de la vaisselle, qu’une demi-douzaine de coltineurs btus alignés en une petite file portent en équilibre sur la tête. À droite de la porte, trois vendeuses derrière leur étal, assises celle-là, bullent à l’ombre d’une guérite en tronc de cône inversé, fermée pour le moment. Un animalier à l’uniforme si crasseux qu’il n’en est plus jaune, marchant à reculons et menant au sifflet à ultrasons la demi-douzaine de panya-kubwas renâclants auxquels il fait face, traverse la cour intérieure en direction des wagons que l’on distingue vers le fond, à droite, derrière une colonnade de bois rouge. De la taille de grosses vaches, mais ayant l’aspect de cobayes glabres à deux trompes et quatre pattes bodybuildées, les animaux de trait semblent frais, ils en remplacent probablement d’autres, qui ont couru jusqu’à épuisement dans leur roue géante, au milieu de chaque wagon. Entourés de leurs bagages, des voyageurs, deux vieillards btus aux vêtements soignés et un couple daoine – reconnaissables à leur courte cape de dentelle et leur béret, ces derniers viennent de la Mandorle, le continent septentrional –, regardent passer le petit troupeau avec un intérêt apathique.
Mthuli s’est immobilisé, à l’affût. Perso, si je devais intervenir, ce serait ici.
À quelques mètres de l’entrée, la femme au kandzou rose pâle, mains sur les hanches, est tournée vers lui :
« Vous traînez encore ? Qu’est-ce qui vous... »
Plotch.
Elle s’interrompt, les yeux braqués vers la boule de métal noir qui vient de choir à ses pieds. Le commis sait ce dont il s’agit. Un kusumak, un véritable aimant à djinns. Chacun des œufs est doté d’un mécanisme similaire, qu’il devra déclencher au moment opportun, à son arrivée à la source. Le petit nuage de poussière ne s’est pas encore dissipé qu’un des porteurs btus, le dernier de la file, se précipite vers Seth, agitant les bras comme un télégraphe optique devenu fou et braillant des mots sans suite.
Bizarre. Cet homme lui semble vaguement familier, ce qui est absurde, Mthuli n’est pas revenu sur ce monde depuis des années. Il ne perd toutefois pas de temps à tenter de se remémorer mieux et balance l’ordre subvocal : « H, trente mètres. Maintenant. » Du coin de l’œil, il voit les œufs antigrav et sa valise obéir docilement et fuser à l’altitude demandée.
D’un repli de son kandzou, Seth a tiré un pumzi, une courte sarbacane à soufflet. Elle vise le portefaix, écrase la poche à air, ffft ! il s’effondre, atteint au cou par le dard toxique. Elle n’a pas remarqué le type qui jusque-là traversait la place d’un pas nonchalant et vient de se jeter à plat ventre derrière elle, une pince à la main. Le temps qu’elle se tourne, chklak ! il a tranché l’hirize à la cheville droite de la grande femme, puis laissé choir son outil et repoussé le sol des deux mains. Debout d’un bond, il s’écarte en galopant à grands sauts irréguliers, tel un bizarre batracien longiligne. Tandis que la chaînette glisse à terre, Seth lève précipitamment le pied.
Trop tard.
Elle s’arque, comme si un puissant courant électrique la traversait. Se détend, mais son regard a changé.
« Kituo ! Kituo ! Un djinn ! »
Mthuli ne sait pas qui a crié. Lui ? Il recule, plié en deux, il a un éblouissement, le passé culbute le présent, il a déjà vécu ça, la dernière fois qu’il est venu sur ce monde maudit. Et il ne veut pas revoir ce qui va suivre.
Seth Esth – non, la chose qu’est devenue Seth Esth – part d’un rire sauvage et rocailleux, énorme, ce n’est pas une voix de femme, elle élonge les bras à l’horizontale et des tourbillons de poussière, de rouges serpents pulvérulents, se lèvent, se viennent lover autour de ses poignets.

La collectionneuse de Kepler d'Anthony Boulanger


Chaque planète que l'Humanité recensa, au fur et à mesure de son expansion à travers la Voie Lactée, possédait un charme unique, conférée ici par une atmosphère de poussière d'émeraude, là, par un océan tumultueux de méthane qui alternait entre glace et liquide au gré de ses propres vagues, ailleurs, par la présence d'anneaux ceinturant l'équateur, ou simplement par la lumière que l'étoile projetait. Les missions d'exploration notaient chacune de ces particularités, soulignaient celles qui étaient favorables à la colonisation humaine ou à l'exploitation des matières premières, et repartaient pour un autre système en espérant trouver le Graal de cette époque spatiale : une vie extraterrestre. Depuis des décennies, les hommes procédaient à ce recensement faramineux, à la construction de cet empire tissé à travers les étoiles et aucune activité biologique n'avait jamais été détectée. Même les mondes à bonne distance de leur soleil, possédant une atmosphère riche en oxygène, de l'eau à ne plus savoir qu'en faire, un bouclier électromagnétique, une couche d'ozone, des mondes par certains égards plus favorables mêmes que la Terre, apparaissaient comme stérile. Des discussions, tout autant philosophiques que théologiques ou scientifiques, ne manquèrent pas de prendre place à travers le globe sur le caractère exceptionnel de l'émergence de la Vie dans la galaxie.
Elles furent au final, toutes balayées par la découverte d'Abondance, dans le système Kepler.

Le nom s'était imposé très vite. Sur le sol de cette planète géante, dans les airs, dans ses océans, dans sa croûte terrestre, la vie était d'une profusion exubérante. Ce n'était pas une jungle, c'était une architecture organique en constante mouvance, un édifice qui bougeait, respirait, obéissait à des lois qui échappaient à la compréhension humaine et à son expérience. Les explorateurs en orbite recensaient des milliers de pseudo-espèces chaque heure et il leur suffisait de déplacer leurs vaisseaux de quelques dizaines de mètres pour découvrir des populations et des organisations radicalement différentes. Et ce n'était que la partie émergée de l'iceberg, pressentaient-ils. Ils avaient le sentiment que la vie macroscopique était à l'image de la diversité microbienne terrienne et s'émerveillaient à l'idée des myriades d'autres surprises qui les attendaient dans les étendues hors de portée de leurs détecteurs qu'étaient les profondeurs océaniques et les croûtes terrestres.
Après des semaines d'observation, l'excitation devant la découverte d'Abondance ne retombait toujours pas. La Terre se découvrait une grande sœur et voulait tout connaître d'elle comme si les milliards d'années de divergence devaient être comblées au plus vite. Et il sembla bientôt à l'Humanité que la planète Abondance était toute aussi curieuse. Il s'avéra qu'un jour, sous un vaisseau en passage à basse altitude, un pan entier d'organismes mauves assimilés à des arbres se retrouva débité sous les mandibules de pseudo-insectes si grands qu'ils ressemblaient à des engins de terrassement. Les créatures transportèrent les troncs et les membranes photosynthétiques jusqu'à une faille dans laquelle elles se débarrassèrent des débris, qui se retrouvèrent aussitôt happés par des milliers de gueules métalliques, puis elles transportèrent les formes de vie mobiles, hagardes d'un si grand changement, dans le même fossé, avant de s'y jeter et d'y être dévorés à leur tour, tels des lemmings chitineux. Puis, au sol, poussant tels des néons sur des devantures de commerces, des amas phosphorescents crûrent jusqu'à former le message : Humain, sois le bienvenu. Les mots oscillèrent et alternèrent entre l'anglais, le mandarin et l'esperanto, les trois langues les plus parlées dans la galaxie. Les images de ces champignons qui changeaient de couleur et de forme pour reproduire les signes écrits de l'Humanité firent le tour des colonies et de la planète-mère en quelques minutes. Il n'en fallut pas plus pour que le réseau virtuel tissé entre les implantations humaines et maintenant la cohésion galactique ne crépite de milliards de réactions, parmi lesquelles, noyées dans la masse des expressions de surprise et d'excitation, des interventions de scientifiques, de religieux, de politiques. Les premiers exhortaient les explorateurs à ne pas tenter quoi que ce soit et discutaient des implications de ce message et de la révélation qu'une intelligence non-humaine habitait Abondance, les seconds composaient avec cette même découverte pour adapter leur message et leurs livres sacrés, les derniers envisageaient différentes stratégies pour traiter avec cette entité encore inconnue. Personne ne savait qui était l'émetteur du message, de quelle technologie il pouvait disposer, ou quelles étaient ses intentions, mais des milliards de personnes se focalisaient dessus en quelques secondes. Indifférents au chamboulement qu'ils provoquaient, les pseudo-champignons s'évanouirent en centaines de nuages de spores très vite poussés par le vent tandis que de nouveaux mycètes colorés prenaient leur place et dessinaient au sol une double hélice d'ADN, une suite de Fibonacci, l'homme de Vitruve. Des schémas d'invention de tout âge, depuis le biface en silex jusqu'au générateur de trous noirs se succédèrent. S'y intercalaient des éléments de biologie, de mathématique, des représentations de peintures célèbres, des citations d'œuvres de théâtre. Toute la culture humaine, toutes époques, tous continents, s'étalait sous le vaisseau et son enregistreur qui n'en perdait pas une miette.
— Nous allons être célèbres, Roddy ! dit la femme aux commandes. Tu te rends compte, nous sommes les premiers à consigner une vie extraterrestre, et les manifestations d'une vie intelligente, qui plus est !
Derrière sa compagne, le dénommé Roddy se mordait les lèvres. Il surveillait sur son moniteur le mouvement des autres navettes d'exploration qui orbitaient autour d'Abondance et les voyait converger vers son propre vaisseau. Tout le monde voulait être sur les lieux de l'incroyable découverte.
— Détrompe-toi, nous n'allons pas être célèbres. Riches, peut-être, quand nous réclamerons les droits pour l'exploitation de nos images, mais on ne se souviendra pas de nous. Comme tu le dis, Joss, nous ne faisons qu'enregistrer.
Se détournant du tableau de pilotage, Joss se tourna vers Roddy, l'air perplexe.
— Eh bien, soit, répondit-elle. Va pour la richesse, et au trou noir la renommée, pourquoi penses-tu que j'y attache de l'importance ? On pourrait avoir notre propre vaisseau, se prendre un petit loft sur Océan même, et vivre de nos futures rentes !
D'un mouvement lent, Roddy hocha la tête. Ses confrères approchaient chaque seconde un peu plus, le premier n'était d'ailleurs qu'à trois minutes de vol. Sur l'écran au-dessus de lui, relié au réseau galactique, tombaient les ordres officiels de la compagnie dont il dépendait. Rester en position, rester en position, rester en position, indiquait le message en défilant. L'homme jeta un coup d'œil aux images que capturait l'enregistreur. Les champignons n'avaient pas cessé leur danse sporadique et affichaient à présent une archaïque portée de musique sur laquelle s'accrochait les notes, blanches et noires, d'une mélodie qu'il ne reconnaissait pas. Roddy se leva, et son regard glissa sur la cabine du vaisseau qu'il occupait depuis tant d'années, sur le siège qu'occupait Joss quand ils sautaient d'une planète à prospecter à une autre, sur les écrans qu'il avait scruté pendant tant d'heures. Il se retourna vers la chambre qu'ils partageaient, minuscule, fonctionnelle, sur la salle de vie, puis sur l'étage inférieur auquel il n'accédait que très rarement, là où se trouvaient l'ensemble des détecteurs et appareils d'analyse qu'il utilisait pour estimer le potentiel des planètes.
Dans les premières années de leur vie commune, ce boulot avait été un rêve permanent pour Joss et Roddy. Naviguer de planètes en planètes, de satellites en météores, de soleils en trous noirs, et mettre à jour des sites hors du commun. Puis la lassitude s'était installée. De plus en plus profonde, et ce, jusqu'à la découverte d'Abondance. En un coup d'œil sur ce corps céleste titanesque, Roddy avait senti son cœur battre de nouveau. Il lui avait semblé que toutes ces années d'errance en mode automatique avaient constitué le prix à payer pour avoir le privilège d'observer Abondance et les myriades d'organismes qu'elle recelait. Et celui, ou ceux, énigmatique, qui parlait à travers les champignons.
— Roddy ?
— Tu as raison, Joss, comme souvent, se contenta de répondre l'homme aux inquiétudes de sa compagne. Tu as raison…
Oui, ils pourraient suivre ce plan, s'installer et ne rien faire d'autre que profiter de la vie. Mais c'était une vie sans palpitation, sans surprise, sans rêve, alors qu'Abondance venait de ressusciter le sien. Sans un mot de plus, Roddy se dirigea vers l'arrière du vaisseau et revêtit une combinaison spatiale qu'il n'utilisait que pour les réparations urgentes de la coque. Il entra dans le sas, découvrit le regard halluciné de Joss en se retournant, puis, avec un sourire triste, actionna la dépressurisation, puis l'ouverture. Il flottait à présent en apesanteur, au sein même de son vaisseau, et avec l'économie de mouvements que lui procurait ses années d'expériences, sortit et, d'une prise d'appui sur la coque, s'élança vers Abondance. Rester en position, clamait la compagnie. Et pour quelle raison ? L'intelligence de la planète connaissait tous des hommes, elle devait les observer depuis des millénaires, en temps réel, allez savoir. Dès qu'une décision serait prise par les instances galactiques, qu'elle soit pacifique ou méfiante, Abondance serait immédiatement au courant. Peut-être même était-elle connectée sans que personne ne le sache au réseau virtuel de l'Humanité et s'amusait-elle de l'effervescence que sa découverte avait provoquée. Quand on comparait la Terre et Abondance, la première n'était-elle pas d'ailleurs semblable à une super-fourmilière aux milliers de colonies, une organisation chaotique face à la mégalopole voisine ? Et la diversité des biotopes terriens, aussi pauvre que des essaims d'ouvrières et de reines face à la complexité sans cesse renouvelée de sa grande sœur ?
Tandis qu'il accélérait sous l'attraction d'Abondance, le visage de Joss repassa devant ses yeux. Quel que soit le résultat de sa folie, il savait que la jeune femme ne serait pas inquiétée par la compagnie, les enregistrements le prouveraient. Penser à son employeur lui arracha un sourire amer. Oh, oui, il restait en position à présent, il plongeait en piqué pour gagner le plus de vitesse, éviter qu'une navette rapide ne l'intercepte dans l'atmosphère de la planète. Quelles têtes allaient faire ses collègues. En apprenant la nouvelle tout d'abord, puis en regardant le résultat de son atterrissage. Avec le mince recul que lui donnait la distance à parcourir, il se rendait compte qu'il allait être réduit à une bouillie informe si Abondance n'intervenait pas. Il avait sauté, sur une impulsion, comme si la planète l'avait appelé, lui, qui avait découvert son message. Car c'était à lui que les mots étaient destinés : Humain, sois le bienvenu. Pas à Joss, qui aurait été la bienvenue. Pas à toute l'Humanité, qui aurait été nommée ainsi ou en mettant le premier mot au pluriel. Non, Abondance lui avait écrit. A lui, à lui seul. Et quand il vit, à quelques kilomètres du sol, les champignons de la clairière croître à une vitesse ahurissante, se projeter dans les airs pour le recueillir et accompagner sa chute, cette croyance se mua en certitude.

— Bienvenue, Rod Jocim, entendit l'homme.
Ouvrant les yeux, Roddy se découvrit allongé sur un tapis de spores orange. Quand il se releva, il tomba nez à museau avec un petit lézard à collerette. La créature arborait des écailles d'un vert prononcé, zébrées de fines bandes écarlates. Elle était dotée de six membres, avec deux coudes ou genoux chacun, et des mains à pouces griffus opposables. Elle était assise en tailleur, ou ce qui passait certainement pour tel quand on était ainsi articulé.
— Bon… jour, dit l'homme circonspect.
Il s'en voulut aussitôt d'un si piètre premier contact. Il était pour la première fois face à une intelligence non humaine, qui parlait sa langue, et il butait sur les mots. Quand il avait parcouru les derniers kilomètres de l'atmosphère de la planète, il avait pourtant eu du temps pour y réfléchir, et tout avait été balayé par la vision de ce pseudo-reptile. Un coup d'œil en l'air lui montra le ciel ponctué d'étoiles et ces feux rouges et verts des vaisseaux en orbite. Ils pullulaient à présent. Le moindre de ses actes allait être passé au peigne fin. Et le moindre de ses mots, ajouta-t-il avec une nouvelle pointe de regret.
— Vous avez perdu connaissance durant votre descente, reprit la créature comme si de rien n'était. Votre combinaison s'est déchirée pendant votre chute, aussi avons-nous dû intervenir pour réguler la pression autour de vous et que vous ne subissiez pas de dommages avec des variations trop brusque. Un peu l'opposé de ce que vous appelez le mal des profondeurs sur vos planètes.
Roddy entrouvrit les lèvres pour demander combien de temps il avait perdu connaissance, mais se retint. Les heures n'avaient certainement pas la même signification ici, si toutefois elles existaient et en avaient une. La question n'était de toute façon pas pertinente.
— Etes-vous Abondance ? demanda-t-il finalement.
— Non, répondit aussitôt le lézard. Je ne suis pas l'entité que vous désignez ainsi. Vous foulez en ce moment même son corps, et vous la respirez. Quand vous vous abreuverez, elle sera en vous également. Abondance est la planète entière. Pour ma part, j'appartiens à un des peuples qu'elle a recueilli sur son sol et qu'elle a instruit de votre langage pour être votre premier intermédiaire. Suivez-moi.
La créature avançait d'une démarche qui en d'autres circonstances serait passée pour comique. Ses articulations jouaient les unes après les autres en une mécanique clownesque, mais néanmoins efficace, constata l'humain quand celui-ci se mit à souffler pour ne pas se laisser distancer sur le terrain aplani. Alors que les crampes commençaient à ronger ses jambes, il se sentit soudainement revigoré : sa respiration était plus facile, plus efficace, l'atmosphère avait comme changé de texture et de saveur. A contrario, le reptile avait ralenti et ses écailles avaient viré à une couleur sombre, presque maladive aux yeux de l'homme. Le duo s'arrêta finalement après deux minutes, lorsqu'ils atteignirent la faille qui avait engloutie tant d'organismes lorsque Roddy était encore en orbite. Il n'y avait aucune trace des troncs, des insectes, des gueules métalliques. Le roc semblait aussi inerte que devrait l'être un canyon, si ce n'était que ses parois se rapprochaient sensiblement.
— Abondance a commencé à adapter ce volume de vie à vos besoins, haleta la créature. Il est plus pauvre en oxygène que mon territoire.
Rod ne répondit pas de suite au lézard. La terre bougeait sous ses pieds pour se muer en une éminence rocheuse et la myriade de paysages de la planète s'étendait devant lui. Les couleurs chatoyaient au rythme des éclats de lumière sur les pierres, à travers les arbres, rebondissant sur les étendues d'eau, des écailles de bêtes disproportionnées. Là, un geyser violet attira son œil quelques secondes, couvrant de son grondement les bruits de la vie qu'il contemplait, avant qu'une nuée de pseudo-insectes ne prenne son envol et n'emplisse l'air d'une stridulence mélodieuse. L'air s'emplissait de fragrances que son nez humain ne parvenait à identifier, des parfums d'épices venaient l'entourer, pour laisser la place dans la seconde à une cascade de sucre. Roddy avait déjà contemplé certains de ces êtres et de  ces territoires depuis son vaisseau, mais en être si près, à quelques minutes, heures, jours de marche le grisait et le fit sourire. Oui, c'était pour cela qu'il s'était embarqué pour les étoiles. Pour, au final, traverser ce vide ténébreux et fouler le sol d'une planète lointaine aussi exotique que magnifique. Aux cris des animaux qui chassaient, fuyaient, chantaient, il joignit un rire franc et sonore.
— Abondance vous aime bien, reprit le lézard. Ce n'est pas courant qu'elle expose ainsi autant de mondes pour un nouvel arrivant, mais il faut dire que cela fait des éons qu'aucune vie extraplanétaire ne nous avait rejoint. Je dois rentrer à présent. Prenez vos aises, même si vos biotopes ne sont pas encore intégrés, je reviendrai demain.
— Une question, avant cela, se permit Roddy. Vous connaissez mon nom, en avez-vous un ?
Le lézard regarda l'humain de ses pupilles fendues de longues secondes, sans ciller, sans ne rien dire. Il ouvrit son bec cornu, le claqua deux fois et lâcha finalement.
— J'en avais un autrefois, que vos cordes vocales ne pourront reproduire. J'imagine que vous pouvez utiliser Cératops. Après tout, vos scientifiques m'appelleraient sûrement ainsi, si j'avais des fossiles et des ruines à exposer… Microceratops sapiens sapiens. A présent, soyez intelligent, et reposez-vous.
Sur cette tirade, la créature sauta d'un bond formidable par-dessus la faille et s'évanouit dans les hautes fougères qui bordaient le territoire voisin. Ses écailles vertes regagnèrent aussitôt leur éclat et se fondirent admirablement dans les feuilles tandis que les écarlates le confondaient dans les sporanges des végétaux.

Après la disparition du lézard, Roddy retourna sur ses pas, jusqu'au tapis mycélien sur lequel il s'était réveillé, disparu à présent pour laisser la place à une poussière orange que le vent dispersa à l'arrivée de l'homme. Celui-ci se demandait dans quelle mesure la planète communiquerait de nouveau avec lui, comme elle l'avait fait quand il était encore en orbite. Avec lui, ou avec les observateurs tournant autour de la planète. Voulait-elle jauger ses réactions face à cet environnement déroutant ? Peut-être après tout, était-elle occupée ailleurs, à modifier une plus grande surface pour d'autres créatures, ou alors, improvisait-elle un spatioport quelques kilomètres plus loin pour accueillir les futurs émissaires humains. Car, aux yeux de Roddy, il était évident que d'autres suivraient sa trace à présent, non pas à la recherche de ce souffle épique qui avait animé son saut hors de sa navette, mais dans l'espoir de découvrir avant les autres les secrets que pouvait, que devait, receler Abondance. Des scientifiques en quête de l'explication à la répartition de la vie dans la galaxie, des prospecteurs avides de filons de matières précieuses qu'une géante tellurique renfermait, des mystiques, des touristes. Avec le peu de recul dont il disposait à présent, Roddy découvrit que son geste, sa transgression initiale, risquait de mettre à mal les écosystèmes d'Abondance. Si au fil des siècles, l'Humanité avait cessé de polluer les planètes qu'elle découvrait et exploitait, personne ne pouvait savoir comment elle réagirait sur une planète vivante…
Avec l'intuition des vieux de la vieille, Roddy leva les yeux au ciel et vit descendre vers lui un minuscule drone de transport. L'appareil se posa à ses pieds, la carcasse encore fumante de sa traversée de l'atmosphère, déposa une boîte métallique, et sans plus de cérémonie, repartit comme il était venu. L'explorateur, sans se presser, ramassa le paquet et l'ouvrit, puis se saisit du radio-émetteur qu'il y trouva pour le glisser dans son conduit auditif.
Bonjour, Rod Jocim, entendit-il.
C'était une voix efficace, froide, une voix qu'il connaissait et à laquelle il ne s'attendait pas. En découvrant le dispositif, il avait espéré qu'il soit envoyé par Joss, il avait craint que ce ne soit la compagnie qui lui signifiait qu'elle venait le chercher illico.
Je suis l'Hégémonarque.
Cette seconde phrase cloua Roddy au sol. Une sueur froide coula le long de son dos, glaçant ses omoplates puis ses reins. Son cœur accéléra. L'Hégémonarque en personne, l'être humain qui dirigeait la galaxie humaine dans son ensemble, lui parlait.
Vous avez outrepassé vos ordres et avez mis en péril notre prise de contact avec l'intelligence supérieure de cette planète. Mais vous en êtes conscient, n'est-ce pas ?
— Sauf votre respect, Hégémonarque, je ne considère pas la prise de contact comme en péril. J'agis avec la plus grande prudence.
Et sauf votre propre respect, Pilote, la prudence dictait de rester en orbite jusqu'à ce que nous évaluions la meilleure approche, en prenant en compte qu'Abondance, puisque tout le monde l'appelle ainsi, connaît tout de nous déjà. J'ai observé votre entrevue avec ce Cératops. Je ne pense pas que vous soyez en mesure de nous dire si la planète est une gigantesque créature télépathe qui lit nos esprits, si elle capte l'ensemble des informations que nous diffusons à travers la Voie Lactée, ou si elle connectée à notre réseau ?
— Non, Monsieur, admit Rod.
— Je capte l'ensemble des signaux, intervint soudain une voix fluette. J'écoute toute la galaxie depuis des éons.
L'explorateur se retourna lentement et découvrit ce qui au premier coup d'œil avait la semblance d'un nuage de poussières vaguement agglomérées. Des grains plus compacts que d'autres restaient immobiles tandis que la grande majorité était emballée dans une architecture en pleine mouvance. L'être diffusait une lumière aux tons pastels qui fluctuait au sein de l'organisme, telle une vague multicolore qui se propageait, se diffusait et se mêlait à elle-même pour faire naître une nouvelle couleur. Roddy avait l'impression de contempler un condensé de la variabilité d'Abondance en cette entité et une envie de s'incliner devant la planète matérialisée le saisit, à laquelle il ne résista qu'en mobilisant toute sa fierté d'être humain. Dans son écouteur, aucun son, aucune directive, ne filtrait et l'homme hésitait sur la conduite à tenir, pris entre Abondance d'un côté et l'Hégémonarque de l'autre. Il se reprit très vite toutefois : cette rencontre était le prolongement du message que la planète lui avait envoyé plus tôt, la continuité de son ambition, celle d'être le premier à être entré en contact avec une intelligence extra-terrestre.
— Merci pour votre accueil, dit-il finalement.
Se présenter ne servait à rien, Abondance connaissait son nom, elle en avait instruit le Cératops plus tôt. Demander des nouvelles du pseudo-lézard était hors de question et démontrerait une futilité malvenue en de telles circonstances. Remercier, avait conclu Rod, était la meilleure approche en attendant qu'Abondance prenne une initiative.
Le nuage prit une forme humanoïde androgyne qui domina bientôt Roddy d'une dizaine de centimètres, puis Abondance inclina la tête et tendit la main. L'homme s'en saisit, découvrit une poigne ferme et chaude à la place de la froideur et de l'intangibilité qu'il pensait trouver en premier lieu.
Demandez-lui ce qu'elle veut, ordonna l'Hégémonarque dans l'oreillette.
Mais Roddy n'obéit pas immédiatement. Il gardait cette poigne étrangère serrée contre sa paume, gorgeait ses yeux des détails qui passaient à l'intérieur du corps mouvant devant lui, s'enorgueillissait d'être l'élu parmi des centaines de milliards d'humains à être sur cette planète, en cet instant précis. Le visage d'Abondance se fendit d'un sourire doux, et Rod comprit que la créature avait entendu ou perçu les mots de l'Hégémonarque. Ne lui avait-elle pas indiqué qu'elle captait tous les signaux de la galaxie ? Alors un flux électrique et d'ondes aussi proche d'elle devait être comme un hurlement pour ses sens planétaires.
Ce que voulait la planète, l'explorateur avait eu l'occasion de se poser la question. Abondance connaissait tout des Hommes, de leurs sciences, de leurs arts, de leur histoire. Mais peut-être lui manquait-il le contact direct, l'entrevue, motivée par la curiosité, ce sentiment si humain qui avait poussé la Terre à envoyer une mission habitée sur Mars en 2054 alors que l'on connaissait tout de la planète rouge, qui avait poussé Rod à sauter de son vaisseau sans certitude de survie.
— Je peux offrir à l'Humanité des technologies inédites qui lui permettra de manipuler jusqu'à la trame de l'espace-temps, de réguler l'entropie d'un système planétaire, de maintenir les étoiles de leurs mondes indéfiniment vivantes. Ce sont des capacités que vous ne maîtriserez pas avant des millénaires, mais que d'autres avant vous, que j'ai connus, possédaient. Je vous les donne. En échange, je ne veux que des échantillons d'ADN des formes de vie qui habitent votre planète-mère et les mondes que vous avez colonisé. Je veux une fraction des prélèvements que vous conservez dans les locaux de Fondation pour la Biodiversité sur le satellite que vous appelez la Lune.
Qu'en ferez-vous ? demanda aussitôt l'Hégémonarque.
Abondance, sous les yeux de Roddy, haussa les épaules en un geste incroyablement humain, souligné d'autant plus par la silhouette longiligne qu'avait adopté le nuage. Son corps vira à l'orange vif, ponctué de rouge.  Pris entre les deux feux, entre les deux puissances tout aussi dématérialisées l'une que l'autre, l'explorateur prit naturellement le parti de la planète devant la méfiance qui perçait les mots du représentant de l'Humanité. Abondance était plus que généreuse en proposant une telle offre. Elle ne détenait aucun vaisseau, bien qu'elle possédât les connaissances et les capacités d'en construire, elle offrait son savoir contre quelques acides nucléiques.
— Beaucoup d'hypothèses quant à ma nature ont été émises par vos semblables, Hégémonarque, répondit Abondance. Parmi celles-ci, une a vu juste : je suis une collectionneuse. Je suis passionnée par les écosystèmes étrangers. Votre planète-mère est la plus riche que j'ai rencontrée et je veux l'ajouter à ma collection.
Le nuage étendit les bras et ceux-ci firent le tour complet de son corps pour englober l'ensemble de l'horizon.
— Vous trouverez ici des milliards de forme de vie que j'expose et que je visite au gré de mes envies. Que j'assemble et que je fusionne pour créer moi-même de nouveaux êtres et leur offrir une vie inédite. Je n'ai aucune volonté de m'étendre sur un autre monde, je suis la seule créature de mon espèce et je n'ai aucune pensée belliqueuse, puisque combattre pourrait signifier la perte de ma collection. Je demande peu de choses par rapport à ce que je vous offre.
Dans l'oreille de Roddy, l'écouteur crépitait. Des gens murmuraient, mais les conseillers et les politiciens qui s'agitaient sur leur monde ne comprenaient-ils pas que rien n'échappait à Abondance ? L'homme reporta son attention sur l'entité. Le nuage avait évolué puis perdu de sa vitesse de fluctuation, il s'était stabilisé en la forme d'une fillette, peut-être pour signifier aux observateurs, ou symboliser, l'absence de danger qu'elle constituait.
Nous construirons un spatioport dans la zone que nous identifierons comme la plus favorable aux manœuvres de vaisseaux, commença l'Hégémonarque. Nous voulons que nos équipes aient accès aux formes de vie que vous hébergez pour que nous les étudiions à des fins pharmaceutiques et agroalimentaires principalement. Alors seulement nous vous livrerons nos échantillons d'ADN.
— J'accepte et je vais même aller plus loin, répondit Abondance. Je peux générer un tunnel de vide dans l'atmosphère, pour que vos vaisseaux ne subissent aucun dégât lors de leurs entrées et sorties. Celui-ci naîtra au-dessus de la plaine que Rod Jocim occupe actuellement. Et je n'interviendrai pas contre la ceinture de missiles que vous voulez mettre en place autour de mon corps, comme vous l'a soufflé un de vos collaborateurs. Vous êtes une civilisation jeune, vous comprendrez bien un jour qu'elle est inutile. Commencez l'acheminement au plus tôt, il me tarde de recevoir les informations génétiques que la Terre a réinventées.
— Ils ont mis fin à la communication, commenta Rod en retirant l'appareil de son oreille.
— Parce qu'ils sont déjà en mouvement, commenta Abondance. Les vaisseaux vont bientôt affluer au-dessus de moi. Je prévoirai à la prochaine révolution planétaire un espace plus grand pour vos semblables. Je dois me retirer pour remplir les termes de ce pacte.
Sur une dernière poignée de main, l'homme et la créature se séparèrent et Roddy contempla le nuage se dissiper dans l'atmosphère. L'explorateur se retrouva bientôt seul sur la vaste plaine stérile, pour le moment, à regarder les étoiles et les motifs de constellations qu'il ne connaissait pas dans ce coin de galaxie.
— Je vous avais pourtant dit d'être intelligent, siffla brusquement une voix devant lui. M'avez-vous écouté, ou ne vous en a-t-elle pas laissé le temps ?
— Cératops, salua Roddy en retour. Que voulez-vous dire ?
— Que vous êtes un dommage collatéral malheureux, Rod Jocim. Contrairement à mes semblables autrefois, vous avez eu l'opportunité de rencontrer Abondance et de me parler, mais vous n'avez rien deviné et votre dirigeant a signé la fin de la Terre une fois de plus.
Les mots du pseudo lézard frappèrent l'homme de plein fouet, rencontrant dans le précédent discours d'Abondance un écho funèbre. L'entité n'avait-elle pas parlé de réinvention de la Terre également ? L'homme reporta toute son attention sur son interlocuteur plutôt que vers les étoiles.
— Ce n'est pas par hasard que vous avez choisi de vous présenter sous le nom de Cératops, je me trompe ? Un nom de dinosaure. Comment avez-vous dit tout à l'heure, que nous aurions pu vous appeler Microceratops sapiens sapiens ? Autrement dit, le petit visage cornu qui sait qu'il sait, à l'image d'Homo sapiens sapiens...
— Exactement…
Les coins de la gueule de Cératops se courbèrent vers le haut en une grimace de sourire.
— Vous commencez seulement à réfléchir. Mais si je vous avais parlé librement avant que vous ne communiquiez avec votre Hégémonarque, Abondance m'aurait éliminé aussi sec. Maintenant qu'elle a ce qu'elle désirait, elle va se détourner de vous et de moi. Et me voilà libre de vous parler.
Alors, le reptile se lança dans le récit de l'histoire de son peuple, des créatures qui avait vécu il y avait des dizaines de millions d'années de cela, sur une planète plus chaude, plus humide que ce qu'elle était aujourd'hui, emplie de prédateurs géants, d'herbivores titanesques, une Terre d'une autre époque, sur laquelle les Cératopsiens régnaient en maître, avant qu'ils ne découvrent Abondance. Eux aussi avaient fait un marché avec la planète. Ils lui avaient offert les ADN qu'elle désirait et avaient été payés d'un gigantesque météore. Et ce monde perdu ne subsistait que dans la collection de l'entité.
— Car Abondance est une collectionneuse, comme elle l'a dit, mais elle ne supporte que les pièces uniques. Dès qu'elle aura obtenu vos informations génétiques, qu'elle saura reproduire les formes de vie terriennes qui lui plaisent le plus, elle se débarrassera de l'Humanité et de tous les ADN que notre planète-mère héberge, en attendant que celle-ci n'accouche de nouvelles créatures qui viendront la trouver et enrichir sa collection. Vous ne pouvez plus l'empêcher, à présent, Rod Jocim, ajouta le dinosaure en voyant l'homme se lever. Je vous l'ai dit plus tôt, elle sait déjà tout, vous avez foulé et respiré son corps, elle est en vous et connaît vos pensées, elle sait que nous avons eu cette discussion, mais elle n'en a que faire. Si vous cherchez à communiquer avec vos semblables, par contre, elle vous annihilera, utilisera votre ADN pour vous reconstruire ex nihilo, et fera de vous sa marionnette. Alors venez plus tôt avec moi, je vais vous faire découvrir des parcelles d'autres mondes que vous auriez pu découvrir dans l'espace si Abondance n'avait pas été là.