mercredi 17 juillet 2013

Incident à Ferlampille (extrait de la novella Schéma Narratif) par Timothée Rey


Son contact, une grande et forte femme aux cheveux nattés-plaqués, vêtue d’un kandzou rose pâle faseyant dans le vent brûlant, ne lui tend pas la main et encore moins la joue. On évite de se toucher si l’on n’est pas certain que c’est sans danger, dans les îles au sud du Mastigadour, et notamment ici, au cœur des Méhistibes.
« Seth Esth. »
En prenant connaissance du dossier, il s’est déjà dit que ça ne sonnait pas trop comme un nom de l’archipel. Un pseudo, y a de grandes chances.
« Mthuli Ndouja.
— Vous avez correctement fixé vos hirizes, je vois. »
En guise d’acquiescement, le commis lève un bras, fait tinter ses bracelets. La correspondante locale de NooZam insiste :
« Vous avez bien assisté à tout le briefing ? 
— C’est la quatrième fois... »
Elle fronce les sourcils, il précise : 
« Que je viens dans l’archipel. »
Et je croyais ne plus avoir à le faire. Jamais.
« Ah. Dans ce cas... » Elle porte les yeux vers le taxi, derrière lui. « Bon voyage depuis Ponge la Grise ?
— Oui, merci. Un peu long, mais vous savez ce que... »
Un mmhh, mmhh peu discret sur sa droite. Le pilote. Bien sûr. Avec un sourire contraint, Mthuli se tourne à demi, glisse un pourliche, s’apprête à reprendre ce qu’il disait à Seth lorsqu’il entend :
« Le Moihignu veut plaisanter, c’est bien ça ? »
Il fait carrément face au petit homme. Ce dernier a beau avoir usé de la civilité la plus respectueuse qui soit, sa voix dérape dans les aigus sous le coup d’une acrimonie stupéfaite et ses yeux s’écarquillent, obstinément baissés vers la paume qu’à hauteur de ceinture il tend côté ciel, en un geste qui ne prête guère à confusion.
Le sourire de Mthuli Ndouja se fige. Il examine la main ouverte du type. La paume en est bosselée de toute une orographie de cals ; il doit n’être pilote qu’à temps partiel, et planteur de brubbe ou d’inijo le reste du temps, pour assurer la survie de sa (fatalement) nombreuse jouxtelignée, le commis a remarqué tantôt le losange de quatre trous dans le pavillon de son oreille gauche, proclamant son statut de mari-pantin en quarte. Les deux minces triangles de maillechort dans la paume accrochent l’éclat de Tanuru Jua, la grosse étoile plus blanc que jaune autour de laquelle orbite Amaoré. Le Pongien avait estimé les deux sicles suffisants... Il n’a plus les réflexes. Comment a-t-il pu oublier que l’âpreté de ces îliens est sans limite ?
Mthuli soupire : il règne sur le béton du microtarmac une chaleur si brutale qu’il n’envisage pas une seconde de discuter. Du jabot de la limace thermo-isolante enfilée avant son débarquement au spatioport, voilà plus de sept heures, il extrait deux autres sicles, lesquels tintent sourdement en rejoignant les premiers.
Le Btu hausse des sourcils circonflexes, secoue la tête, navré par une telle pingrerie, puis, sans un remerciement – sans un mot, en fait – tourne le dos pour grimper les deux échelons qui le ramènent dans le cockpit de l’illicoptère, déconcertant agencement de pièces de bois, cuir, aluminium et hyalliage tenant ensemble par miracle, un engin tout en longueur, surmonté de trois hélices sustentatrices en ligne et propulsé par un antique convertisseur MHD ligaturé par des cordes au reste de la structure. Le taxi collectif dans l’habitacle étouffant duquel Mthuli vient de traverser un bras de l’océan Shissi-Shí pour rejoindre Zuccinse, seconde île par la taille de l’archipel des Méhistibes, dans l’hémisphère austral, à quelques quinze degrés de l’équateur et au sud-est du Mastigadour, 
Les hélices molles commencent à fouetter l’air ; l’illicoptère prend de l’altitude, de la vitesse. Mthuli se détourne. Serait-ce une ombre de sourire sarcastique, sur les lèvres de Seth Esth ? Il lui adresse un regard agacé en grommelant :
« Le programme ? »
Son contact le lui explique tandis qu’ils se mettent en route vers le village, comiquement suivis par les bagages antigrav. Pas besoin de se rendre à la Maison de Sujétion : Seth a déjà obtenu – acheté, s’entend – les autorisations de l’Ardélion, elle brandit une liasse de documents imprimés sur plastra grisâtre, cachetés d’une impressionnante collection de tampons de toutes formes et tailles. Il ne leur reste qu’à gagner la station de célérifère, être brinquebalé sur cent-quarante-cinq kilomètres puis faire halte à Grand-Dohor. Là, elle s’occupera des formalités avec le mfalume local, elle arrondira les angles. De son côté, le Pongien saura ce qu’il lui faudra faire, pas vrai ? Il hoche la tête. Même s’il n’est jamais allé à Grand-Dohor, son précédent séjour l’a amené à Klijoi Hatri Ya, une autre source, sur l’île de Chemichem, et le protocole sera le même. Simplement, il prie pour que ça se passe sans accrocs, cette fois. Même s’il refuse de laisser les souvenirs remonter à la surface, il doit bien se l’avouer : il a l’estomac noué, la gorge sèche. 
La grande femme finit de détailler les modalités du retour vers Ferlampille et lui-même demande trois, quatre précisions. Il n’est pas un instant question d’argent. Mthuli n’a pas à se préoccuper de cet aspect-là, Seth Esth, comme lui, est appointée par NooZam.
Ils se taisent à présent, il fait trop chaud pour parler longtemps tout en marchant – le Pongien a certes déployé son ombrevole dont le disque le surplombe comme un petit nuage fidèle, elle n’empêche nullement que les rafales de vent torride lui criblent le visage de poussière et, de manière plus générale, le dessèchent sur pied. Mthuli regarde grandir au rythme de leur approche les bâtiments de pisé-pétales et de fibrotôle corrodée, ils s’amoncellent en macles chaotiques de haut en bas du flanc d’une colline toute bossue de haies de garfs aux feuilles héliogonflées, sa ligne de crête hérissonnée d’une mousse de flougères pulsant au rythme des bourrasques, flougères elles-mêmes dominées par les V démesurés de trois arbres-victoires qui se détachent en indigo contre le ciel jaune paille. Sur la droite, entre les grappes de bâtisses, il entrevoit le rail de bois clair du célérifère qui épouse la courbe de la colline puis disparaît dans le val exigu séparant cette éminence de la suivante.
Les voilà bientôt à l’ombre des premiers bâtiments. Ferlampille. Un comptoir panspi en bordure d’un bourg btu, son nom autochtone est Ztatsamrawo, un village comme il en existe des vingtaines dans l’archipel, indolent et dédaléen, comme abruti par le marteau-pilon du soleil. D’un quelconque bal-poussière, dans une courette intérieure, monte la monotone ritournelle du gonodro,cette musique dont les Btu ne peuvent apparemment se passer, bêlements des flûtes-narines amplifiées et déformées par des racks d’effets électro, plaintes tout à tour criardes ou voilées des cordes que frottent des archets fabriqués à partir de pattes de cramayos (ce sont des criquets aquatiques géants de la Mer des Herpes, se rappelle-t-il), battement des pierres-à-tchac cognant des coloquintes de Jabber évidées, y faisant naître en rythme– tiok-tiok-tiok... tchaïk-tchaïk !– de gros sanglots humides. Une musique que Mthuli associe à un épisode qu’il préférerait ne pas... Bref.
« Eh ? Où allez-vous ? On ne passe pas par le comptoir ! » Seth Esth tend le menton vers le sud-est. « La station est par là. En bordure du village.
— Accordez-moi un instant.
— Pour ?... Oh, je vois. On en profite pour faire un peu de tourisme. Traînez pas ! »
Le Pongien s’approche de la demi-douzaines de femmes allongées de côté, de tout leur long, derrière des éventaires posés à même la latérite, dans l’étroit ruban d’ombre au pied des façades. Elles semblent dormir. Même si le rivage se trouve à peut-être quinze ou vingt kilomètres d’ici – il vu tantôt les vagues géantes s’y écraser, par le hublot du taxi –, les vendeuses sont si corpulentes qu’on croirait une tribu de mammifères marins attendant le retour de la marée haute.
Et l’une d’elle, alors que Seth Esth ne regardait pas, vient d’adresser à Mthuli un signe de la main. Un signe qu’il connaît pour l’avoir appris dans une autre vie, lorsqu’il était analyste adjoint pour l’AKS, l’Antenne Kleinienne de la Spatiale, ça faisait partie des enseignements de base de sa formation. Urgence, en code NRD. Urgence absolue. A-t-il bien vu ? A-t-elle réellement, délibérément signé en code ?
Il s’immobilise devant l’étal, le plus à gauche du petit marché informel, s’accroupit. Sur une bâche de plastra étendue à la va-comme-je-te-pousse sont disposés des brochets-taupes encore frémissants et crachotants (et accessoirement couverts de zèzes, les mouches du cru), d’énormes ovoïdes à l’écorce floconneuse qui sont des fruits aigre-doux dont il ne demande pas à son nod encyc de lui rappeler le nom, ainsi qu’une cuvette emplie de feuilles de schtaï d’un mauve verdâtre, le thé de lichen amer et parfumé que les Btu boivent à toute heure du jour et de la nuit, il a encore eu l’occasion de s’en rendre compte dans l’illicoptère, où on lui en proposé trois gobelets tirés d’une de ces thermos pansues appelées bwachupa ; ces gens sont d’une convivialité à toute épreuve. Il lance le salut d’avant-midi :
« Jètchè Doô ! »
Silence.
Enfin, silence... Plutôt : crins-crins, rhinolalies, geignements. Tiok-tiok-tiok... tchaïk-tchaïk ! de flûtes-narines qui semblent se poursuivre l’un l’autre. L’omniprésent gonodro, lequel a déjà (re)commencé à lui taper sur le système.
Mthuli dévisage la Btu, si l’on peut appeler « dévisager » le fait de contempler un enduit-masque thaerriparfaitement immobile, où, sous la menue résille du diadème frontal, s’accolent des chevrons cerise, blancs et vert amande, qui jouent sur le brun velouté de la peau (« mélancolie débonnaire et humeur languissamment rêveuse provoquée par l’approche des averses-mirages » lui apprend le tableau synoptique en aff-rét, sans qu’il lui ait rien demandé). Pourquoi l’a-t-elle appelé, et avec ce signe ? Un hasard ? Il n’y croit pas.
 « Do hôo. » Elle le fixe, droit dans les yeux. Perplexe, il lui rend son regard. La femme poursuit : « Ktu veux ?
— Je... Pour trois sicles de schtaï. 
— Doux ?... Mengi fort ?... Zumbru fort ?
— Mengi fort, ça ira. »
La femme redresse le torse, s’assied en se tortillant dans son soilouveh, son large sari brodé d’oiseaux et de lunes. Une main grassouille s’empare d’une feuille de plastra journal, la roule en cornet d’un geste habile et complexe – tintement de ses hirizes de poignet –, en même temps que l’autre main pioche une puis deux grosses poignées de schtaï et les enfourne dans le cône. 
Et pendant ce temps, elle chuchote sans presque remuer les lèvres :
« La femme avec toi n’est pas Seth Esth.
— Comment ? répond le commis sur le même ton. Il n’est pas certain d’avoir bien entendu.
— Seth Esth a disparu voilà près d’une heure. Peut-être tuée, nous l’ignorons. Cette femme, là, nous ne savons pas qui c’est. Peut-être une employée de GogLoad. »
GogLoad ? Le principal concurrent de NooZam, avec lequel la trans-système d’e-dition se livre depuis des siècles une guerre sans merci ? Le rythme cardiaque de Mthuli s’accélère.
« Qu’est-ce qui me prouve que c’est vrai ? »
Un instant, la vendeuse déplace son regard au-delà du Pongien, dont le corps s’interpose entre la grande femme qui doit s’impatienter derrière lui – il n’ose se retourner pour le vérifier –, et la main libre de son interlocutrice, celle qui ne tient pas le cornet. Cette main trace alors une phrase :
> Parce que nous savons que tu connais le NRD. <
Toujours accroupi, le commis observe à la sournoise les autres vendeuses. Couchées. Yeux clos – en apparence. Prudent, il place sa propre main tout contre son ventre, là où les marchandises entassées sur l’étal devraient faire obstacle pour un observateur situé à sa droite. Doigts et poignets s’activent :
> Les concurrents de NooZam pourraient être au courant, pour mon ancien emploi. <
La femme ébauche un sourire.
> Possible. Sauraient-ils que – les deux pouces dressés : elle passe en mode phonétique – Zhao Le Guennec – pouces repliés : retour au NRD – s’est entretenu secrètement avec toi avant ton départ de Ponge ? Qu’il t’a prévenu que, cette fois, il ne voulait pas d’erreur, sinon tu serais affecté au service Entretien des Sanitaires du Siège Central, et certainement pas comme cadre ? <
Mthuli se mâchonne la lèvre inférieure. Cette enflure de Zhao Le Guennec est son supérieur direct, un infime rouage dans la vaste hiérarchie de NooZam, quelqu’un qui travaille dans la grisaille et ne s’expose jamais... Comment cette femme connaîtrait-elle son nom ? Quant à la teneur de l’entretien, elle est exacte. La vendeuse a raison. « Ils » ne le sauraient pas. Ou alors, c’est d’une conspiration à grande échelle qu’il s’agirait, avec des espions et tout le toutim... Et cela, pour trois semIA de CréaLit ? Il est dorénavant presque convaincu. Il signe :
> Pourquoi l’avoir laissée me contacter, tout à l’heure ? <
> Nous avons été pris de court. Nous sommes en train d’appliquer le plan B. <
Le plan B ?
> Et moi, donc ? Qu’est-ce que je fais ? <
> Tiens-toi simplement prêt. Nous interviendrons à la station, avant ton départ. Reste en retrait et veille à ce que les œufs ne soient pas endommagés. <
Elle propose le cornet de feuilles de schtaï. Mthuli s’en saisit non sans raideur, pose trois piécettes triangulaires dans la paume, laquelle ensuite est ramenée à hauteur d’œil, scrutée, tendue derechef vers le Terrien. La vendeuse parle de nouveau, la voix rauque et ensommeillée.
« La taxe.
— La taxe ?
— Pas moi k’décide... L’Ardélion... Un sicle. Plus, si tu es un minimum généreux. »
Il rajoute une seule piécette (à malin, malin et demi), se déplie, pivote vers Seth. Il espère être naturel, même s’il a le souffle court :
« Besoin de quelque chose ?
— Non. » Visible qu’elle frémit d’exaspération. « Vous avez fini ? Le céléri part dans vingt minutes.
— Compris. » Il salue la Btu, derechef allongée. Elle lui dédie un dernier regard d’avertissement, se rallonge, clôt les yeux.
La femme qui prétend être son contact s’est déjà remise en route. Elle le précède dorénavant et avance à grands pas, soulevant des nuages de poussière cramoisie. Il lit de la tension dans son dos, ses épaules... Si elle est vraiment Seth Esth, c’est de l’irritation, à cause de l’épisode touristique ; elle estime sans doute qu’il ne se montre pas très pro. Mais si la vendeuse a dit vrai, et il doit reconnaître que, plus il y pense, plus il le croit – elle connaît des détails vraiment troublants –, peut-être se prépare-t-elle à quelque chose ? Au vol de ses œufs ? Dans le holster de sa limace pèse un méchant petit déglingoir de classe 4 (« j’ai un permis pour ça » a-t-il déclaré au douanier suspicieux en suscitant l’holopalm qui le prouvait), même s’il ne lui reste plus grand-chose de sa formation à l’AKS. NooZam cependant entretient la forme de ses commis par des stages réguliers et rien de moins que sportifs, pour ne pas dire paramilitaires. N’empêche, à l’AKS, il était dans les bureaux, et depuis qu’il travaille pour NooZam, sur le terrain, il n’a eu droit qu’à deux confrontations un rien musclées. Il n’est pas exactement un tueur... Le petit moteur continue de tourner dans sa tête : ou alors Seth Esth, ou « Seth Esth », a surpris quelque chose de l’échange avec la vendeuse. Soit elle sait être démasquée (hypothèse avec guillemets), soit elle le prend, lui, pour un agent double et un traître à sa boîte (hypothèse sans guillemets). Et dans les deux cas, ça peut mal tourner. Ou bien, autre possibilité, elle ne travaille pas que pour NooZam ou un concurrent, mais aussi pour l’Ardélion, voire n’importe quel petit potentat local. Ou encore...
Dix minutes de franche paranoïa plus tard, ils ont contourné le village et sont parvenus à la station. Sans que le Pongien ait pu trancher. Et sans que quoi que ce soit ait eu lieu.
La gare du célérifère est un édifice à colombages de bois rouge veiné de violet et hourdage d’un jaune soufre granuleux, sa tour cylindrique surplombant d’une douzaine de mètres les maisons environnantes. Avec sa gouttière plate, le toit en bol rappelle l’un de ces antiques couvre-chefs terriens appelés chapeaux melons, sauf qu’il est fait de paille-de-sguë agglutinée par un gel d’algue bleuâtre. Une large porte de bois hémicirculaire, sous un panneau de cuivre corrodé couvert de zoogrammes, bée au bas de la façade, les battants repoussés vers l’intérieur.
Le moins que l’on puisse dire est que, malgré le départ imminent du seul train de la journée, il n’y a pas foule. À l’entrée, adossés au montant gauche de l’huis, deux fonctionnaires territoriaux de l’Ardélion en culottes bouffantes, dalmatique sans col et shako à oreilles, le tout d’un fuchsia soutenu, verticalement strié de fines bandes vert pomme, pointent d’un doigt las, sur leurs tablettes, des marchandises emballées, sans doute de la vaisselle, qu’une demi-douzaine de coltineurs btus alignés en une petite file portent en équilibre sur la tête. À droite de la porte, trois vendeuses derrière leur étal, assises celle-là, bullent à l’ombre d’une guérite en tronc de cône inversé, fermée pour le moment. Un animalier à l’uniforme si crasseux qu’il n’en est plus jaune, marchant à reculons et menant au sifflet à ultrasons la demi-douzaine de panya-kubwas renâclants auxquels il fait face, traverse la cour intérieure en direction des wagons que l’on distingue vers le fond, à droite, derrière une colonnade de bois rouge. De la taille de grosses vaches, mais ayant l’aspect de cobayes glabres à deux trompes et quatre pattes bodybuildées, les animaux de trait semblent frais, ils en remplacent probablement d’autres, qui ont couru jusqu’à épuisement dans leur roue géante, au milieu de chaque wagon. Entourés de leurs bagages, des voyageurs, deux vieillards btus aux vêtements soignés et un couple daoine – reconnaissables à leur courte cape de dentelle et leur béret, ces derniers viennent de la Mandorle, le continent septentrional –, regardent passer le petit troupeau avec un intérêt apathique.
Mthuli s’est immobilisé, à l’affût. Perso, si je devais intervenir, ce serait ici.
À quelques mètres de l’entrée, la femme au kandzou rose pâle, mains sur les hanches, est tournée vers lui :
« Vous traînez encore ? Qu’est-ce qui vous... »
Plotch.
Elle s’interrompt, les yeux braqués vers la boule de métal noir qui vient de choir à ses pieds. Le commis sait ce dont il s’agit. Un kusumak, un véritable aimant à djinns. Chacun des œufs est doté d’un mécanisme similaire, qu’il devra déclencher au moment opportun, à son arrivée à la source. Le petit nuage de poussière ne s’est pas encore dissipé qu’un des porteurs btus, le dernier de la file, se précipite vers Seth, agitant les bras comme un télégraphe optique devenu fou et braillant des mots sans suite.
Bizarre. Cet homme lui semble vaguement familier, ce qui est absurde, Mthuli n’est pas revenu sur ce monde depuis des années. Il ne perd toutefois pas de temps à tenter de se remémorer mieux et balance l’ordre subvocal : « H, trente mètres. Maintenant. » Du coin de l’œil, il voit les œufs antigrav et sa valise obéir docilement et fuser à l’altitude demandée.
D’un repli de son kandzou, Seth a tiré un pumzi, une courte sarbacane à soufflet. Elle vise le portefaix, écrase la poche à air, ffft ! il s’effondre, atteint au cou par le dard toxique. Elle n’a pas remarqué le type qui jusque-là traversait la place d’un pas nonchalant et vient de se jeter à plat ventre derrière elle, une pince à la main. Le temps qu’elle se tourne, chklak ! il a tranché l’hirize à la cheville droite de la grande femme, puis laissé choir son outil et repoussé le sol des deux mains. Debout d’un bond, il s’écarte en galopant à grands sauts irréguliers, tel un bizarre batracien longiligne. Tandis que la chaînette glisse à terre, Seth lève précipitamment le pied.
Trop tard.
Elle s’arque, comme si un puissant courant électrique la traversait. Se détend, mais son regard a changé.
« Kituo ! Kituo ! Un djinn ! »
Mthuli ne sait pas qui a crié. Lui ? Il recule, plié en deux, il a un éblouissement, le passé culbute le présent, il a déjà vécu ça, la dernière fois qu’il est venu sur ce monde maudit. Et il ne veut pas revoir ce qui va suivre.
Seth Esth – non, la chose qu’est devenue Seth Esth – part d’un rire sauvage et rocailleux, énorme, ce n’est pas une voix de femme, elle élonge les bras à l’horizontale et des tourbillons de poussière, de rouges serpents pulvérulents, se lèvent, se viennent lover autour de ses poignets.

1 commentaire:

  1. Lu. Assez classique. Beaucoup de descriptions ralentissent la progression de l'histoire.

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