La
coupole creusée dans la roche abritait la salle de réunion où
l’attente se faisait longue et glaçante. Entre les deux hommes
présents, la tension s’installait alors que les minutes
défilaient. Les murs dénués de détails n’offraient aucune
fenêtre où laisser vaguer l’esprit. Restait le ressentiment
palpable, aussi acéré et mordant que le froid régnant sur la pièce
en seigneur et maître.
En
bon diplomate, le sénateur Ficte préférait le bruit au silence.
Assis à la table formée d’un cercle creux posé sur une sphère
de roche blanche, il frappait le rebord de son index en signe
d’impatience. Ce fut lui qui jeta un regard empreint de malice au
militaire âgé, engoncé dans son uniforme blanc, qui lui servait de
compagnon. Il lâcha ensuite sur ce ton affecté de la conversation
propre au politique :
— Je
vous avais prévenu : nous sommes les vainqueurs et nous
n’aurions pas dû nous plier à ce cérémonial stupide.
— La
république va signer cette paix avec les Soturis. Je m’y suis
engagé.
La
réplique de l’amiral Eckart Vallare était bien rodée : il
la répétait pour la cinquième fois avec la même conviction.
Depuis son arrivée, le politicien ne cessait de tout remettre en
cause. Flottant dans une robe sénatoriale pourpre trop ample, chauve
avant d’être vieux, Ficte ne suscitait que rejet de sa part.
L’officier
se leva de son tabouret. Qui avait remporté ce succès éclatant
contre les Soturis ? La guerre entre cette espèce
extragalactique et les Humains venait de s’achever par la reddition
des premiers face aux seconds. Vallare avait mené à lui seul la
lutte couronnée de lauriers de ce jour de victoire. Qui était donc
cette vipère venue le spolier de son droit d’en jouir ?
— Le
Sénat ne partage pas vos vues sur cette question. A notre prise de
contact, j’avais convenu avec nos hôtes qu’ils se déplaceraient
pour venir conclure la paix. Cela nous aurait mis en position de
force. Nous devrions peut être considérer que les Soturis…
— Ils
se sont battus avec honneur et ont su reconnaître leur défaite,
coupa sèchement le militaire. Notre magnanimité nous assurera plus
sûrement la paix que tout autre coup de force.
— Ce
n’est pas à vous que revient cette décision.
— Effectivement.
Je vous engage à retourner devant le Sénat pour me destituer de ce
commandement. Quand la décision sera prise, je m’en irai et vous
pourrez faire ce que vous voudrez.
La
tension retomba, la faute aux deux participants qui fourbissaient
leurs armes. L’arrivée de la délégation Soturis, encadrée par
les troupes de l’amiral, mit un terme provisoire au duel. Curieux
spectacle, à vrai dire : alors que défilaient devant eux les
représentants de cette espèce intrigante, ils n’avaient d’yeux
que l’un pour l’autre.
Fins
et élégants, beaux et troublants, simples et si complexes, tous ces
qualificatifs convenaient aux habitants de Sotura. Quand on prenait
la peine de poser le regard sur le mouvement insaisissable de ces
cœurs d’énergie flottants juste au-dessus du sol, les réflexions
ne manquaient pas. Pourtant, un seul terme servirait à les définir
au cours de cette négociation : vaincus.
— Nous
vous remercions d’être venus à nous, firent les cinq membres de
la délégation d’une même voix qui fit vibrer les vortex dont ils
reprenaient l’aspect.
— Votre
invitation est un honneur, rétorqua Vallare avec sincérité. Nous
sommes là pour convenir des modalités de votre reddition.
Les
Soturis l’entendirent et la négociation commença. Les vainqueurs
essayaient de ne pas imposer leurs vues tout en guidant la discussion
dans des pas qu’ils approuvaient ; à ce jeu, Ficte se
montrait impérial. Les défaits, eux, ne cédaient pas trop vite
pour ne pas perdre la face. Cette danse en équilibre sur un fil
tendu se déroula en bonne intelligence, avec une certaine dose de
fermeté, et trouva presque son issue jusqu’à la dernière requête
de ces êtres singuliers.
— Nous
souhaiterions, amiral, vous remercier avant de conclure cette
entrevue.
— C’est
le sénateur qui doit recueillir votre reconnaissance. Je n’ai fait
qu’organiser ces pourparlers.
Chaque
tourbillon d’énergie parut ralentir le mouvement troublant de ses
traits d’énergie avant que l’un d’eux, leur chef X’yan comme
l’avait identifié Vallare, ne dise :
— Vous
avez été le premier à nous vaincre, Eckart Vallare. Au cours de
son passé, Sotura avait connu la victoire, la victoire et rien
d’autre. Cette défaite nous incite à repenser nos relations avec
ce passé. Notre peuple vous vénérera éternellement, amiral, car
vous nous avez ouvert une autre voie.
— Je
ne suis le fidèle d’aucune religion. Je suis très touché de voir
avec quel recul les Soturis prennent leur défaite. Je veux être
votre ami, non votre obligé.
A
cette phrase, le sénateur Ficte fixa des yeux écarquillés sur le
militaire et retint une remarque acerbe : il préférait voir
jusqu’où l’échange allait les mener. Il pinça l’arête de
son nez aquilin et écouta.
— C’est
en vous louant que nous nous élèverons afin de mériter votre
amitié. Notre peuple peut-il chanter, amiral ?
Les
deux Humains s’observèrent. L’amiral Vallare ne comprenait pas
pourquoi cette idée avait tant d’importance pour les Soturis.
Profondément antireligieux, il méprisait l’idée même que l’on
puisse le louer mais se sentait flatté d’une telle attention.
Ficte
percevait son dilemme intérieur indigne d’un républicain,
aiguisait sa langue pour répondre…avant d’être devancé par son
aîné.
— Ce
n’est pas à moi de vous y autoriser ou non. Que votre peuple
agisse comme il le souhaite.
— Soyez
entendu, se réjouit X’yan. Mais pour chanter la légende, il faut
que l’histoire s’achève.
Cette
dernière phrase intrigua beaucoup les deux Humains, sans doute pas
pour les mêmes raisons.
— Comment
l’histoire doit-elle s’achever ? Interrogea Vallare,
perplexe.
— Comme
elle le fait toujours. Nous en avons terminé.
~*~
La
science du cercle dessinait ses engrenages sur la surface de Sotura.
Les plates-formes et paliers se découpaient en roues crantées,
immobiles et stables. Des niches ovales, berceaux dressés à
l’horizontal, ouvraient des passages dans d’énormes colonnades
de pierres sculptées. L’amiral Vallare s’engouffra sous une de
ses arches en songeant à cette construction incroyable, le sénateur
Ficte sur ses talons : ils rejoignaient les appartements qui
leur avaient été alloués sous bonne escorte.
Troublé,
le militaire ne prêtait pas attention au civil qui le suivait. Il
caressait machinalement la crosse de son arme de service, fixée à
sa ceinture, un geste qui le calmait dans des périodes de grande
tension. Le contact du métal avait quelque chose d’apaisant, de
sûr, de de concret dans ces instants où tout se bousculait.
La
remarque que Ficte lui asséna le stoppa dans sa course :
— Je
comprends mieux pourquoi vous vouliez que la négociation se déroule
au plus vite : votre égocentrisme et votre soif de gloire ont
pris le dessus. Pauvre République.
En
se retournant, Vallare foudroya du regard le sénateur. Il se doutait
que son geste serait mal compris mais ne s’attendait pas à
l’entendre aussi vite.
— J’ai
d’abord fait ça pour la paix, souffla-t-il du bout des lèvres.
— La
paix se serait bien passée de ce culte infamant. Votre position de
vainqueur vous aveugle.
Leur
marche reprit avec un rythme redoublé. Quand ils entrèrent dans la
pièce circulaire qui servait d’entrée, l’amiral se planta
devant Ficte et assuma ses actes.
— Cette
paix, je la voulais car elle garantie les intérêts de la République
et protège ce peuple mystérieux qui m’attire. Oui, je l’avoue :
j’ai étudié les Soturis pendant la guerre et ils ont gagné mon
respect.
Ses
souvenirs guidaient le militaire jusqu’à la capture du premier
pilote d’un vaisseau ennemi, leurs échanges dans une cellule de
son destroyer qui passèrent de l’interrogatoire secret défense au
partage de deux cultures aussi opposées que complémentaire.
Nullement
impressionné ou surpris, le sénateur se mit à tourner autour de
Vallare avec une démarche féline. Le prédateur tournait autour de
sa proie et entendait bien en finir promptement pour délecter sa
faim.
— Le
Sénat avait bien identifié cette posture. Car c’est une posture,
n’est-ce pas ? Ainsi, c’est cela votre plan : vous
faire un ami de ces Soturis afin de vous poser en une figure
incontournable, vous imposer en seul interlocuteur entre nos
deux espèces dans le but de faire rayonner votre égo ?
— Je
suis militaire, sénateur. Ma carrière touche à sa fin et je viens
de remporter ma plus belle victoire. Un poste d’ambassadeur sur ce
monde me plairait, je l’avoue. Je n’ai pas menti : tout
m’intrigue ici. J’ai envie d’en apprendre davantage. Mais pas
comme le quidam que je vais devenir. Je veux plus.
Ne
s’attendant pas à vaincre aussi facilement la vertu offensée de
l’amiral, Ficte savoura le moment avec délectation. Des détails
frappèrent son attention jusque-là concentrée sur le duel qui
n’avait pas eu lieu : la bedaine accentuée de l’amiral, les
pattes d’oies prononcées à la commissure de ses yeux bleu pâle,
les rides qui descendaient jusque sur l’arête de son nez. Il fit
mine de s’éloigner mais comme le cobra, c’était pour mieux
leurrer son adversaire avant d’attaquer encore.
— Il
ne reste plus qu’à faire avaler cette couleuvre au Sénat. J’ai
peur que ce repas soit un peu trop consistant.
— Pas
si j’ai un appui sur place.
Difficile
pour le sénateur de contenir sa jubilation. Leur petit échange
avait percé à jour le comportement de l’amiral, révélé ses
espoirs et ses envies. Tout ce dont Ficte pouvait se jouer.
— Et
quelle contribution attendez-vous d’un tel allié ?
Plutôt
que de répondre, Eckart Vallare s’approcha d’une valise disposée
sur une tablette ronde accolée le long d’un mur. En l’ouvrant,
il révéla tous les atouts du meilleur des minis-bars et deux verres
qu’il s’empressa de prélever.
— Whisky ?
— S’il
vous plait. Voilà le meilleur des arguments pour essayer de
détourner mon attention.
D’un
sourire, Vallare afficha sa connivence. Aucun d’eux n’était dupe
mais Ficte attendait que l’amiral révèle ses dernières cartes
avant de se dévoiler à son tour.
— je
tiens à récolter les fruits de ma victoire, confirma Eckart après
avoir bu une gorgée. En me positionnant, je vais devenir le seul
interlocuteur de poids entre notre peuple et les Soturis. C’est
ainsi que je veux être reconnu dans l’histoire. Celui qui m’y
aidera pourra en tirer tous les avantages liés.
— Soit.
Mais que penser de ce que vous aurez à faire pour atteindre votre
objectif et rentrer dans les bonnes grâces de Sotura ?
— Que
voulez-vous dire ?
Touché.
L’amiral était ferré, il ne restait plus qu’à remonter
lentement le moulinet…
— Pour
chanter la légende, il faut que l’histoire s’achève dixit
X’yan. Ne me dites pas que vous avez oublié ce volet, j’ai
observé votre réaction quand il en a parlé. Je n’ai pas besoin
de vous faire une traduction.
…puis
de tirer un coup sec.
« Il
vous faut mourir. »
~*~
Le
soleil se levait.
La
navette oblongue avait décollé du destroyer amiral en orbite et se
posa au milieu d’appareils sphériques imposants, levant un nuage
de poussière qui cacha son atterrissage aux yeux des spectateurs.
Quand le tumulte cessa, ils furent six à apparaître au bas de la
plate-forme de débarquement, délégation militaire envoyée en
appui des deux négociateurs et de leur suite. Ils les rejoignirent
promptement, l’histoire les retiendrait comme témoins d’une
partie du drame à venir.
Toujours
installés dans les appartements qui leurs étaient dévolus, le
sénateur et l’amiral attendaient à nouveau les Soturis. Du moins,
l’un d’eux : X’yan, qu’ils avaient convié à la demande
du haut gradé pour préciser certains points flous.
Depuis
la dernière saillie de Ficte, Eckart Vallare gardait le silence.
Plongé dans un mutisme obsédé, il attendait avec une impatience
mêlée d’inquiétude les réponses qu’on allait lui apporter. La
lecture de Ficte se confondait avec la sienne et cela le rendait
malade. Il espérait que le Soturis allait le détromper.
Le
mouvement d’un bruit caractéristique, cette houle infinie qui ne
cessait de s’affaler sur la plage, lui indiqua la fin de son
calvaire. X’yan se tint alors devant eux.
— Que
puis-je pour-vous ?
Le
ton était égal, à la fois respectueux et désintéressé. L’amiral
se détendit aussitôt : il aimait cette quiétude qui émanait
des Soturis, leur tranquillité. Son respect pour son interlocuteur
atténua ses peurs, et il put demander, avec sa confiance retrouvée :
— Je
vous remercie de votre venue. Je souhaitais éclaircir un point avec
vous. Une phrase que vous avez prononcée : « Pour
chanter la légende, il faut que l’histoire s’achève. »
— Nous
tenons, par ces paroles, vous signifier notre amitié et la volonté
de vous inscrire dans notre panthéon.
Jusque-là,
Eckart Vallare n’y voyait aucune objection, bien au contraire. Seul
le sens caché derrière les mots le mettait mal à l’aise.
— Et
j’en suis très fier. Mais n’est-ce pas un peu tôt ? Je
suis encore vivant et…
— Seul
le terme de votre vie fera de vous un ami des Soturis pour
l’éternité. Jusque là, n’attendez rien de nous : notre
culte nous interdira de vous parler une fois la négociation
terminée.
L’argumentaire
soigneusement préparé par l’amiral vola en éclat et il eut beau
rappeler le besoin immédiat pour Sotura d’un ami, vociférer sur
les cultes et les religions, X’yan lui expliqua patiemment combien
ils n’étaient pas digne de sa proximité, lui qui avait donné aux
Soturis une si grande leçon d’humilité.
Le
natif quitta les lieux en laissant Vallare désemparé. L’officier
renvoya avec rudesse la délégation venue l’appuyer, seul le
sénateur demeura dans la pièce avec lui. Ficte, attentif à chaque
instant de l’échange, attendit que tout le monde soit sorti avant
de se montrer très conciliant avec le militaire.
— Voilà
mon projet ruiné, se lamenta l’amiral.
— Il
vous reste la gloire, le prestige et une carrière sans faille. De
quoi voir venir dans un monde politisé où tout se monnaye.
— Je
ne comprends pas pourquoi ils me rejettent ainsi. Je suis si
admiratif de leur culture, de cette vie calme et différente. J’étais
prêt à tout.
Afin
de le rasséréner, le sénateur leur servit deux whiskies ajoutant,
dans celui de Vallare, un petit plus que ce dernier ne put voir, son
attention voilée par l’échec. Ils trinquèrent ensemble afin de
ravaler cette défaite bien amère.
La
langueur s’empara aussitôt du militaire aux cheveux grisonnants.
Ses mouvements se faisaient plus lents, son regard fuyant, son
maintien moins altier. Il dut s’asseoir. Imperceptiblement, la
marque du poison remplaçait les traces évidentes de la déception.
Pensait-il qu’un seul verre d’alcool pourrait lui monter ainsi à
la tête ? Eckart Vallare n’avait plus l’esprit suffisamment
clair pour réagir avant qu’il ne soit trop tard.
Quand
il se sentit étrangement las, il ne trouva que la force de s’en
plaindre :
— Je
ne pensais pas que ce tord boyau était aussi costaud.
— Peut-être
ne l’était-il pas, lui rétorqua aussitôt Ficte, trop heureux de
savourer sa victoire.
Le
ton et la sécheresse de la réponse déclenchèrent les alarmes à
bord du vaisseau amiral. Trop tard. Il tombait dans le cœur d’une
étoile, sans espoir de retour.
— Qu’avez-vous
fait, Ficte ?
Le
sénateur vida son verre d’un trait et le posa sur un rebord avant
de se frotter ostensiblement les mains. Il retourna une chaise, la
tira pour faire face à Vallare et prit tout son temps avant de
s’installer. Le visage de l’amiral lui parut ainsi avec tous ses
défauts et ses impuretés. Eckart accusait son âge comme jamais
auparavant. Ses rides se creusaient. Une desquamation avancée
partait de sa bouche pour ronger son menton, effet pervers d’un
rasage expédié.
— J’ai
accompli la volonté du Sénat. Votre succès vous a propulsé trop
haut et cette envie trouble de vouloir vous poser en intermédiaire
de la paix a beaucoup irrité dans certains cercles. Votre petite
crise d’égocentrisme m’a fait rire, amiral. Elle donne de la
valeur à mon geste.
Une
nouvelle passe d’arme faillit avoir lieu mais Eckart Vallare
manquait de force, de cette énergie qui fait claquer une réponse
cinglante. Il tenta mollement :
— Pourquoi me
faire ça ? J’ai protégé la République. Je n’ai pas
échoué là où la défaite nous condamnait à la déchéance. C’est
injuste.
— Mais
votre mort sera un ultime service à la paix. J’avais convenu avec
les Soturis de tout ce qui s’est passé jusque là. Je vous l’avais
dit : je me suis longuement entretenu avec eux avant notre venue. Et
une chose en est ressortie, la seule qui nous convenait à tous.
— Laquelle ?
— Vous
devez mourir. Votre héroïsme servira l’hagiographie républicaine
et nous pourrons raconter à nos enfants votre grandeur dont ils se
galvaniseront. Les Soturis seront honorés que vous ayez accédé à
leur demande de vous suicider afin de sceller l’amitié de nos deux
peuples. Ils hébergeront votre tombeau en échange de ce sacrifice.
Tout le monde y gagne.
— Sauf
moi.
Ce
n’était pas la trahison de Ficte qui blessait le plus l’amiral :
l’entente Soturis lui pesait davantage car la dernière croyance de
sa vie, sa conviction de l’instant lui échappait. Il croyait en la
différence des natifs de Sotura. Mais il constatait, amer, que les
mêmes règles prévalaient d’une espèce à l’autre.
— L’immortalité
de votre nom devrait vous combler. Je serai très prolixe pour votre
éloge mortuaire. Faites-moi confiance.
L’air
manqua à Eckart pour répondre. Son teint pâlissait. La fin
approchait.
D’un
geste décidé, Ficte se redressa, contourna l’amiral et préleva
son arme de service pendant à la ceinture. Forçant ses doigts
endoloris, il glissa le pistolet dans la main sans force de l’amiral
et le braqua sur sa tempe.
— Si
vous ne désirez pas appuyer vous-même, je peux aider, glissa le
sénateur à l’oreille du militaire.
Impuissant,
Eckart Vallare guettait la mort. Le défi humain par excellence,
l’affrontement avec la grande faucheuse, ne serait pour lui qu’une
agonie longue et immuable. Il avait imaginé sa fin plus paisible
après tant de combats dont il était revenu sain et sauf.
Tout
était gâché, la déception se transforma en détonation. Le tir
traversa le flasque de la boite crânienne pour s’encastrer dans le
mur. Ficte joua si bien son rôle que les soldats de la délégation,
attirés par le bruit, crurent vraiment qu’il pleurait le
malheureux disparu.
~*~
Les
Soturis étaient venus réclamer le corps alors que l’obscurité
grignotait chaque espace circulaire de la planète. Ficte ne se fit
pas prier pour honorer sa part du marché et laisser le soin à ses
hôtes de construire le tombeau du soldat décédé, sans plus de
famille que l’armée. Une étrange procession se forma.
Le
silence regroupa ses forces, Soturis avides de voir celui qui les
avait vaincus et leur inspirait tant de respect. La foule muette se
transforma en cortège mortuaire alors que le corps de l’amiral
s’élevait au-dessus du sol pour glisser sur les natifs qui, par
vagues, se transmettaient le mort avec une révérence proche de
l’adoration.
Cette
élection trouva son épilogue au cœur d’une arcade gigantesque
enfouie sous la cité, voute aux accents de cathédrale dont la nef
abriterait Eckart Vallare à l’achèvement de son voyage. Un autel
ovale accueillit ses restes déposés avec délicatesse pendant que
les Soturis se massaient, fidèles toujours plus nombreux à venir
rendre l’hommage.
Le
chant monta des rangs les plus éloignés, accompagnant la main
inerte de l’amiral qui terminait sa course au contact de la pierre
froide et humide. L’homélie gagna en puissance, le chœur
grandiose résonnait dans la cavité et donnait le sentiment à
l’auditeur ne voyant pas la scène qu’une infinité de voix s’y
joignait.
L’énergie
de la chorale descendit les notes marche après marche jusqu’à
restituer le bruissement qui émanait de chaque Soturis, celui de la
houle s’abattant encore et encore sur les plages.
L’attention
se braqua sur le corps sans vie. Le vibrato collégial fit trembler
Eckart Vallare au point que sa main quitta la pierre froide pour se
lever, lentement, puis se plier jusqu’à faire blanchir les
jointures de ses doigts. Dans un mouvement accueillit par dévotion,
l’ancien amiral se leva et observa autour de lui la foule
assemblée.
Rien
ne démarquait cet homme de celui mort quelques heures plus tôt si
ce n’était la cicatrice qui brûlait le bord de son front. La
stupeur imprimait sur ses traits le même masque arboré au moment de
découvrir la trahison dont il avait été la victime.
— Mais
comment est-ce possible ? demanda celui qui était revenu à la
vie.
— Nous
vous offrons l’immortalité légendaire, Eckart Vallare. Tant que
notre peuple chantera, vous vivrez libéré des contraintes humaines
et du temps, affirma X’yan, porte-parole des siens.
— Mais
je n’ai fait que vous vaincre.
— Vous
nous avez enseigné. Si vous en avez été capable là où des
générations ont échoué à faire changer les choses, c’est que
vous pouvez nous apporter la sagesse. Et Les Soturis gardent auprès
d’eux ceux qui contribuent.
Sa
découverte renforça son émerveillement pour cette espèce, sa
conviction profonde qu’on pouvait tirer le meilleur de l’inconnu
quand il s’ouvrait enfin à nous. L’humanité avait perdu cette
quête de merveilleux en rationalisant ses relations, en faisait trop
de réalisme politique. Une vision de Ficte réveilla en lui l’envie
primaire de se venger. Mais il connaissait déjà la réponse à la
question qu’il posa :
— Pourrai-je
partir un jour ?
— Non,
vous resterez avec nous à jamais.
Alors
que la sentence tombait, un sentiment de fierté mêlé d’une
pointe d’appréhension changea la perception de Vallare, son regard
sur sa carrière et sa vie. Les Soturis chantèrent à nouveau,
ouvrant une brèche dans la paroi de la cathédrale de pierre.
Une
vue sur une longue plaine luxuriante, invisible à tout autre
visiteur, tira un regard rond au militaire défunt. Le voile se
déchira jusqu’à aspirer Vallare dans un panthéon où personne ne
l’oublierait.
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