mercredi 17 juillet 2013

La collectionneuse de Kepler d'Anthony Boulanger


Chaque planète que l'Humanité recensa, au fur et à mesure de son expansion à travers la Voie Lactée, possédait un charme unique, conférée ici par une atmosphère de poussière d'émeraude, là, par un océan tumultueux de méthane qui alternait entre glace et liquide au gré de ses propres vagues, ailleurs, par la présence d'anneaux ceinturant l'équateur, ou simplement par la lumière que l'étoile projetait. Les missions d'exploration notaient chacune de ces particularités, soulignaient celles qui étaient favorables à la colonisation humaine ou à l'exploitation des matières premières, et repartaient pour un autre système en espérant trouver le Graal de cette époque spatiale : une vie extraterrestre. Depuis des décennies, les hommes procédaient à ce recensement faramineux, à la construction de cet empire tissé à travers les étoiles et aucune activité biologique n'avait jamais été détectée. Même les mondes à bonne distance de leur soleil, possédant une atmosphère riche en oxygène, de l'eau à ne plus savoir qu'en faire, un bouclier électromagnétique, une couche d'ozone, des mondes par certains égards plus favorables mêmes que la Terre, apparaissaient comme stérile. Des discussions, tout autant philosophiques que théologiques ou scientifiques, ne manquèrent pas de prendre place à travers le globe sur le caractère exceptionnel de l'émergence de la Vie dans la galaxie.
Elles furent au final, toutes balayées par la découverte d'Abondance, dans le système Kepler.

Le nom s'était imposé très vite. Sur le sol de cette planète géante, dans les airs, dans ses océans, dans sa croûte terrestre, la vie était d'une profusion exubérante. Ce n'était pas une jungle, c'était une architecture organique en constante mouvance, un édifice qui bougeait, respirait, obéissait à des lois qui échappaient à la compréhension humaine et à son expérience. Les explorateurs en orbite recensaient des milliers de pseudo-espèces chaque heure et il leur suffisait de déplacer leurs vaisseaux de quelques dizaines de mètres pour découvrir des populations et des organisations radicalement différentes. Et ce n'était que la partie émergée de l'iceberg, pressentaient-ils. Ils avaient le sentiment que la vie macroscopique était à l'image de la diversité microbienne terrienne et s'émerveillaient à l'idée des myriades d'autres surprises qui les attendaient dans les étendues hors de portée de leurs détecteurs qu'étaient les profondeurs océaniques et les croûtes terrestres.
Après des semaines d'observation, l'excitation devant la découverte d'Abondance ne retombait toujours pas. La Terre se découvrait une grande sœur et voulait tout connaître d'elle comme si les milliards d'années de divergence devaient être comblées au plus vite. Et il sembla bientôt à l'Humanité que la planète Abondance était toute aussi curieuse. Il s'avéra qu'un jour, sous un vaisseau en passage à basse altitude, un pan entier d'organismes mauves assimilés à des arbres se retrouva débité sous les mandibules de pseudo-insectes si grands qu'ils ressemblaient à des engins de terrassement. Les créatures transportèrent les troncs et les membranes photosynthétiques jusqu'à une faille dans laquelle elles se débarrassèrent des débris, qui se retrouvèrent aussitôt happés par des milliers de gueules métalliques, puis elles transportèrent les formes de vie mobiles, hagardes d'un si grand changement, dans le même fossé, avant de s'y jeter et d'y être dévorés à leur tour, tels des lemmings chitineux. Puis, au sol, poussant tels des néons sur des devantures de commerces, des amas phosphorescents crûrent jusqu'à former le message : Humain, sois le bienvenu. Les mots oscillèrent et alternèrent entre l'anglais, le mandarin et l'esperanto, les trois langues les plus parlées dans la galaxie. Les images de ces champignons qui changeaient de couleur et de forme pour reproduire les signes écrits de l'Humanité firent le tour des colonies et de la planète-mère en quelques minutes. Il n'en fallut pas plus pour que le réseau virtuel tissé entre les implantations humaines et maintenant la cohésion galactique ne crépite de milliards de réactions, parmi lesquelles, noyées dans la masse des expressions de surprise et d'excitation, des interventions de scientifiques, de religieux, de politiques. Les premiers exhortaient les explorateurs à ne pas tenter quoi que ce soit et discutaient des implications de ce message et de la révélation qu'une intelligence non-humaine habitait Abondance, les seconds composaient avec cette même découverte pour adapter leur message et leurs livres sacrés, les derniers envisageaient différentes stratégies pour traiter avec cette entité encore inconnue. Personne ne savait qui était l'émetteur du message, de quelle technologie il pouvait disposer, ou quelles étaient ses intentions, mais des milliards de personnes se focalisaient dessus en quelques secondes. Indifférents au chamboulement qu'ils provoquaient, les pseudo-champignons s'évanouirent en centaines de nuages de spores très vite poussés par le vent tandis que de nouveaux mycètes colorés prenaient leur place et dessinaient au sol une double hélice d'ADN, une suite de Fibonacci, l'homme de Vitruve. Des schémas d'invention de tout âge, depuis le biface en silex jusqu'au générateur de trous noirs se succédèrent. S'y intercalaient des éléments de biologie, de mathématique, des représentations de peintures célèbres, des citations d'œuvres de théâtre. Toute la culture humaine, toutes époques, tous continents, s'étalait sous le vaisseau et son enregistreur qui n'en perdait pas une miette.
— Nous allons être célèbres, Roddy ! dit la femme aux commandes. Tu te rends compte, nous sommes les premiers à consigner une vie extraterrestre, et les manifestations d'une vie intelligente, qui plus est !
Derrière sa compagne, le dénommé Roddy se mordait les lèvres. Il surveillait sur son moniteur le mouvement des autres navettes d'exploration qui orbitaient autour d'Abondance et les voyait converger vers son propre vaisseau. Tout le monde voulait être sur les lieux de l'incroyable découverte.
— Détrompe-toi, nous n'allons pas être célèbres. Riches, peut-être, quand nous réclamerons les droits pour l'exploitation de nos images, mais on ne se souviendra pas de nous. Comme tu le dis, Joss, nous ne faisons qu'enregistrer.
Se détournant du tableau de pilotage, Joss se tourna vers Roddy, l'air perplexe.
— Eh bien, soit, répondit-elle. Va pour la richesse, et au trou noir la renommée, pourquoi penses-tu que j'y attache de l'importance ? On pourrait avoir notre propre vaisseau, se prendre un petit loft sur Océan même, et vivre de nos futures rentes !
D'un mouvement lent, Roddy hocha la tête. Ses confrères approchaient chaque seconde un peu plus, le premier n'était d'ailleurs qu'à trois minutes de vol. Sur l'écran au-dessus de lui, relié au réseau galactique, tombaient les ordres officiels de la compagnie dont il dépendait. Rester en position, rester en position, rester en position, indiquait le message en défilant. L'homme jeta un coup d'œil aux images que capturait l'enregistreur. Les champignons n'avaient pas cessé leur danse sporadique et affichaient à présent une archaïque portée de musique sur laquelle s'accrochait les notes, blanches et noires, d'une mélodie qu'il ne reconnaissait pas. Roddy se leva, et son regard glissa sur la cabine du vaisseau qu'il occupait depuis tant d'années, sur le siège qu'occupait Joss quand ils sautaient d'une planète à prospecter à une autre, sur les écrans qu'il avait scruté pendant tant d'heures. Il se retourna vers la chambre qu'ils partageaient, minuscule, fonctionnelle, sur la salle de vie, puis sur l'étage inférieur auquel il n'accédait que très rarement, là où se trouvaient l'ensemble des détecteurs et appareils d'analyse qu'il utilisait pour estimer le potentiel des planètes.
Dans les premières années de leur vie commune, ce boulot avait été un rêve permanent pour Joss et Roddy. Naviguer de planètes en planètes, de satellites en météores, de soleils en trous noirs, et mettre à jour des sites hors du commun. Puis la lassitude s'était installée. De plus en plus profonde, et ce, jusqu'à la découverte d'Abondance. En un coup d'œil sur ce corps céleste titanesque, Roddy avait senti son cœur battre de nouveau. Il lui avait semblé que toutes ces années d'errance en mode automatique avaient constitué le prix à payer pour avoir le privilège d'observer Abondance et les myriades d'organismes qu'elle recelait. Et celui, ou ceux, énigmatique, qui parlait à travers les champignons.
— Roddy ?
— Tu as raison, Joss, comme souvent, se contenta de répondre l'homme aux inquiétudes de sa compagne. Tu as raison…
Oui, ils pourraient suivre ce plan, s'installer et ne rien faire d'autre que profiter de la vie. Mais c'était une vie sans palpitation, sans surprise, sans rêve, alors qu'Abondance venait de ressusciter le sien. Sans un mot de plus, Roddy se dirigea vers l'arrière du vaisseau et revêtit une combinaison spatiale qu'il n'utilisait que pour les réparations urgentes de la coque. Il entra dans le sas, découvrit le regard halluciné de Joss en se retournant, puis, avec un sourire triste, actionna la dépressurisation, puis l'ouverture. Il flottait à présent en apesanteur, au sein même de son vaisseau, et avec l'économie de mouvements que lui procurait ses années d'expériences, sortit et, d'une prise d'appui sur la coque, s'élança vers Abondance. Rester en position, clamait la compagnie. Et pour quelle raison ? L'intelligence de la planète connaissait tous des hommes, elle devait les observer depuis des millénaires, en temps réel, allez savoir. Dès qu'une décision serait prise par les instances galactiques, qu'elle soit pacifique ou méfiante, Abondance serait immédiatement au courant. Peut-être même était-elle connectée sans que personne ne le sache au réseau virtuel de l'Humanité et s'amusait-elle de l'effervescence que sa découverte avait provoquée. Quand on comparait la Terre et Abondance, la première n'était-elle pas d'ailleurs semblable à une super-fourmilière aux milliers de colonies, une organisation chaotique face à la mégalopole voisine ? Et la diversité des biotopes terriens, aussi pauvre que des essaims d'ouvrières et de reines face à la complexité sans cesse renouvelée de sa grande sœur ?
Tandis qu'il accélérait sous l'attraction d'Abondance, le visage de Joss repassa devant ses yeux. Quel que soit le résultat de sa folie, il savait que la jeune femme ne serait pas inquiétée par la compagnie, les enregistrements le prouveraient. Penser à son employeur lui arracha un sourire amer. Oh, oui, il restait en position à présent, il plongeait en piqué pour gagner le plus de vitesse, éviter qu'une navette rapide ne l'intercepte dans l'atmosphère de la planète. Quelles têtes allaient faire ses collègues. En apprenant la nouvelle tout d'abord, puis en regardant le résultat de son atterrissage. Avec le mince recul que lui donnait la distance à parcourir, il se rendait compte qu'il allait être réduit à une bouillie informe si Abondance n'intervenait pas. Il avait sauté, sur une impulsion, comme si la planète l'avait appelé, lui, qui avait découvert son message. Car c'était à lui que les mots étaient destinés : Humain, sois le bienvenu. Pas à Joss, qui aurait été la bienvenue. Pas à toute l'Humanité, qui aurait été nommée ainsi ou en mettant le premier mot au pluriel. Non, Abondance lui avait écrit. A lui, à lui seul. Et quand il vit, à quelques kilomètres du sol, les champignons de la clairière croître à une vitesse ahurissante, se projeter dans les airs pour le recueillir et accompagner sa chute, cette croyance se mua en certitude.

— Bienvenue, Rod Jocim, entendit l'homme.
Ouvrant les yeux, Roddy se découvrit allongé sur un tapis de spores orange. Quand il se releva, il tomba nez à museau avec un petit lézard à collerette. La créature arborait des écailles d'un vert prononcé, zébrées de fines bandes écarlates. Elle était dotée de six membres, avec deux coudes ou genoux chacun, et des mains à pouces griffus opposables. Elle était assise en tailleur, ou ce qui passait certainement pour tel quand on était ainsi articulé.
— Bon… jour, dit l'homme circonspect.
Il s'en voulut aussitôt d'un si piètre premier contact. Il était pour la première fois face à une intelligence non humaine, qui parlait sa langue, et il butait sur les mots. Quand il avait parcouru les derniers kilomètres de l'atmosphère de la planète, il avait pourtant eu du temps pour y réfléchir, et tout avait été balayé par la vision de ce pseudo-reptile. Un coup d'œil en l'air lui montra le ciel ponctué d'étoiles et ces feux rouges et verts des vaisseaux en orbite. Ils pullulaient à présent. Le moindre de ses actes allait être passé au peigne fin. Et le moindre de ses mots, ajouta-t-il avec une nouvelle pointe de regret.
— Vous avez perdu connaissance durant votre descente, reprit la créature comme si de rien n'était. Votre combinaison s'est déchirée pendant votre chute, aussi avons-nous dû intervenir pour réguler la pression autour de vous et que vous ne subissiez pas de dommages avec des variations trop brusque. Un peu l'opposé de ce que vous appelez le mal des profondeurs sur vos planètes.
Roddy entrouvrit les lèvres pour demander combien de temps il avait perdu connaissance, mais se retint. Les heures n'avaient certainement pas la même signification ici, si toutefois elles existaient et en avaient une. La question n'était de toute façon pas pertinente.
— Etes-vous Abondance ? demanda-t-il finalement.
— Non, répondit aussitôt le lézard. Je ne suis pas l'entité que vous désignez ainsi. Vous foulez en ce moment même son corps, et vous la respirez. Quand vous vous abreuverez, elle sera en vous également. Abondance est la planète entière. Pour ma part, j'appartiens à un des peuples qu'elle a recueilli sur son sol et qu'elle a instruit de votre langage pour être votre premier intermédiaire. Suivez-moi.
La créature avançait d'une démarche qui en d'autres circonstances serait passée pour comique. Ses articulations jouaient les unes après les autres en une mécanique clownesque, mais néanmoins efficace, constata l'humain quand celui-ci se mit à souffler pour ne pas se laisser distancer sur le terrain aplani. Alors que les crampes commençaient à ronger ses jambes, il se sentit soudainement revigoré : sa respiration était plus facile, plus efficace, l'atmosphère avait comme changé de texture et de saveur. A contrario, le reptile avait ralenti et ses écailles avaient viré à une couleur sombre, presque maladive aux yeux de l'homme. Le duo s'arrêta finalement après deux minutes, lorsqu'ils atteignirent la faille qui avait engloutie tant d'organismes lorsque Roddy était encore en orbite. Il n'y avait aucune trace des troncs, des insectes, des gueules métalliques. Le roc semblait aussi inerte que devrait l'être un canyon, si ce n'était que ses parois se rapprochaient sensiblement.
— Abondance a commencé à adapter ce volume de vie à vos besoins, haleta la créature. Il est plus pauvre en oxygène que mon territoire.
Rod ne répondit pas de suite au lézard. La terre bougeait sous ses pieds pour se muer en une éminence rocheuse et la myriade de paysages de la planète s'étendait devant lui. Les couleurs chatoyaient au rythme des éclats de lumière sur les pierres, à travers les arbres, rebondissant sur les étendues d'eau, des écailles de bêtes disproportionnées. Là, un geyser violet attira son œil quelques secondes, couvrant de son grondement les bruits de la vie qu'il contemplait, avant qu'une nuée de pseudo-insectes ne prenne son envol et n'emplisse l'air d'une stridulence mélodieuse. L'air s'emplissait de fragrances que son nez humain ne parvenait à identifier, des parfums d'épices venaient l'entourer, pour laisser la place dans la seconde à une cascade de sucre. Roddy avait déjà contemplé certains de ces êtres et de  ces territoires depuis son vaisseau, mais en être si près, à quelques minutes, heures, jours de marche le grisait et le fit sourire. Oui, c'était pour cela qu'il s'était embarqué pour les étoiles. Pour, au final, traverser ce vide ténébreux et fouler le sol d'une planète lointaine aussi exotique que magnifique. Aux cris des animaux qui chassaient, fuyaient, chantaient, il joignit un rire franc et sonore.
— Abondance vous aime bien, reprit le lézard. Ce n'est pas courant qu'elle expose ainsi autant de mondes pour un nouvel arrivant, mais il faut dire que cela fait des éons qu'aucune vie extraplanétaire ne nous avait rejoint. Je dois rentrer à présent. Prenez vos aises, même si vos biotopes ne sont pas encore intégrés, je reviendrai demain.
— Une question, avant cela, se permit Roddy. Vous connaissez mon nom, en avez-vous un ?
Le lézard regarda l'humain de ses pupilles fendues de longues secondes, sans ciller, sans ne rien dire. Il ouvrit son bec cornu, le claqua deux fois et lâcha finalement.
— J'en avais un autrefois, que vos cordes vocales ne pourront reproduire. J'imagine que vous pouvez utiliser Cératops. Après tout, vos scientifiques m'appelleraient sûrement ainsi, si j'avais des fossiles et des ruines à exposer… Microceratops sapiens sapiens. A présent, soyez intelligent, et reposez-vous.
Sur cette tirade, la créature sauta d'un bond formidable par-dessus la faille et s'évanouit dans les hautes fougères qui bordaient le territoire voisin. Ses écailles vertes regagnèrent aussitôt leur éclat et se fondirent admirablement dans les feuilles tandis que les écarlates le confondaient dans les sporanges des végétaux.

Après la disparition du lézard, Roddy retourna sur ses pas, jusqu'au tapis mycélien sur lequel il s'était réveillé, disparu à présent pour laisser la place à une poussière orange que le vent dispersa à l'arrivée de l'homme. Celui-ci se demandait dans quelle mesure la planète communiquerait de nouveau avec lui, comme elle l'avait fait quand il était encore en orbite. Avec lui, ou avec les observateurs tournant autour de la planète. Voulait-elle jauger ses réactions face à cet environnement déroutant ? Peut-être après tout, était-elle occupée ailleurs, à modifier une plus grande surface pour d'autres créatures, ou alors, improvisait-elle un spatioport quelques kilomètres plus loin pour accueillir les futurs émissaires humains. Car, aux yeux de Roddy, il était évident que d'autres suivraient sa trace à présent, non pas à la recherche de ce souffle épique qui avait animé son saut hors de sa navette, mais dans l'espoir de découvrir avant les autres les secrets que pouvait, que devait, receler Abondance. Des scientifiques en quête de l'explication à la répartition de la vie dans la galaxie, des prospecteurs avides de filons de matières précieuses qu'une géante tellurique renfermait, des mystiques, des touristes. Avec le peu de recul dont il disposait à présent, Roddy découvrit que son geste, sa transgression initiale, risquait de mettre à mal les écosystèmes d'Abondance. Si au fil des siècles, l'Humanité avait cessé de polluer les planètes qu'elle découvrait et exploitait, personne ne pouvait savoir comment elle réagirait sur une planète vivante…
Avec l'intuition des vieux de la vieille, Roddy leva les yeux au ciel et vit descendre vers lui un minuscule drone de transport. L'appareil se posa à ses pieds, la carcasse encore fumante de sa traversée de l'atmosphère, déposa une boîte métallique, et sans plus de cérémonie, repartit comme il était venu. L'explorateur, sans se presser, ramassa le paquet et l'ouvrit, puis se saisit du radio-émetteur qu'il y trouva pour le glisser dans son conduit auditif.
Bonjour, Rod Jocim, entendit-il.
C'était une voix efficace, froide, une voix qu'il connaissait et à laquelle il ne s'attendait pas. En découvrant le dispositif, il avait espéré qu'il soit envoyé par Joss, il avait craint que ce ne soit la compagnie qui lui signifiait qu'elle venait le chercher illico.
Je suis l'Hégémonarque.
Cette seconde phrase cloua Roddy au sol. Une sueur froide coula le long de son dos, glaçant ses omoplates puis ses reins. Son cœur accéléra. L'Hégémonarque en personne, l'être humain qui dirigeait la galaxie humaine dans son ensemble, lui parlait.
Vous avez outrepassé vos ordres et avez mis en péril notre prise de contact avec l'intelligence supérieure de cette planète. Mais vous en êtes conscient, n'est-ce pas ?
— Sauf votre respect, Hégémonarque, je ne considère pas la prise de contact comme en péril. J'agis avec la plus grande prudence.
Et sauf votre propre respect, Pilote, la prudence dictait de rester en orbite jusqu'à ce que nous évaluions la meilleure approche, en prenant en compte qu'Abondance, puisque tout le monde l'appelle ainsi, connaît tout de nous déjà. J'ai observé votre entrevue avec ce Cératops. Je ne pense pas que vous soyez en mesure de nous dire si la planète est une gigantesque créature télépathe qui lit nos esprits, si elle capte l'ensemble des informations que nous diffusons à travers la Voie Lactée, ou si elle connectée à notre réseau ?
— Non, Monsieur, admit Rod.
— Je capte l'ensemble des signaux, intervint soudain une voix fluette. J'écoute toute la galaxie depuis des éons.
L'explorateur se retourna lentement et découvrit ce qui au premier coup d'œil avait la semblance d'un nuage de poussières vaguement agglomérées. Des grains plus compacts que d'autres restaient immobiles tandis que la grande majorité était emballée dans une architecture en pleine mouvance. L'être diffusait une lumière aux tons pastels qui fluctuait au sein de l'organisme, telle une vague multicolore qui se propageait, se diffusait et se mêlait à elle-même pour faire naître une nouvelle couleur. Roddy avait l'impression de contempler un condensé de la variabilité d'Abondance en cette entité et une envie de s'incliner devant la planète matérialisée le saisit, à laquelle il ne résista qu'en mobilisant toute sa fierté d'être humain. Dans son écouteur, aucun son, aucune directive, ne filtrait et l'homme hésitait sur la conduite à tenir, pris entre Abondance d'un côté et l'Hégémonarque de l'autre. Il se reprit très vite toutefois : cette rencontre était le prolongement du message que la planète lui avait envoyé plus tôt, la continuité de son ambition, celle d'être le premier à être entré en contact avec une intelligence extra-terrestre.
— Merci pour votre accueil, dit-il finalement.
Se présenter ne servait à rien, Abondance connaissait son nom, elle en avait instruit le Cératops plus tôt. Demander des nouvelles du pseudo-lézard était hors de question et démontrerait une futilité malvenue en de telles circonstances. Remercier, avait conclu Rod, était la meilleure approche en attendant qu'Abondance prenne une initiative.
Le nuage prit une forme humanoïde androgyne qui domina bientôt Roddy d'une dizaine de centimètres, puis Abondance inclina la tête et tendit la main. L'homme s'en saisit, découvrit une poigne ferme et chaude à la place de la froideur et de l'intangibilité qu'il pensait trouver en premier lieu.
Demandez-lui ce qu'elle veut, ordonna l'Hégémonarque dans l'oreillette.
Mais Roddy n'obéit pas immédiatement. Il gardait cette poigne étrangère serrée contre sa paume, gorgeait ses yeux des détails qui passaient à l'intérieur du corps mouvant devant lui, s'enorgueillissait d'être l'élu parmi des centaines de milliards d'humains à être sur cette planète, en cet instant précis. Le visage d'Abondance se fendit d'un sourire doux, et Rod comprit que la créature avait entendu ou perçu les mots de l'Hégémonarque. Ne lui avait-elle pas indiqué qu'elle captait tous les signaux de la galaxie ? Alors un flux électrique et d'ondes aussi proche d'elle devait être comme un hurlement pour ses sens planétaires.
Ce que voulait la planète, l'explorateur avait eu l'occasion de se poser la question. Abondance connaissait tout des Hommes, de leurs sciences, de leurs arts, de leur histoire. Mais peut-être lui manquait-il le contact direct, l'entrevue, motivée par la curiosité, ce sentiment si humain qui avait poussé la Terre à envoyer une mission habitée sur Mars en 2054 alors que l'on connaissait tout de la planète rouge, qui avait poussé Rod à sauter de son vaisseau sans certitude de survie.
— Je peux offrir à l'Humanité des technologies inédites qui lui permettra de manipuler jusqu'à la trame de l'espace-temps, de réguler l'entropie d'un système planétaire, de maintenir les étoiles de leurs mondes indéfiniment vivantes. Ce sont des capacités que vous ne maîtriserez pas avant des millénaires, mais que d'autres avant vous, que j'ai connus, possédaient. Je vous les donne. En échange, je ne veux que des échantillons d'ADN des formes de vie qui habitent votre planète-mère et les mondes que vous avez colonisé. Je veux une fraction des prélèvements que vous conservez dans les locaux de Fondation pour la Biodiversité sur le satellite que vous appelez la Lune.
Qu'en ferez-vous ? demanda aussitôt l'Hégémonarque.
Abondance, sous les yeux de Roddy, haussa les épaules en un geste incroyablement humain, souligné d'autant plus par la silhouette longiligne qu'avait adopté le nuage. Son corps vira à l'orange vif, ponctué de rouge.  Pris entre les deux feux, entre les deux puissances tout aussi dématérialisées l'une que l'autre, l'explorateur prit naturellement le parti de la planète devant la méfiance qui perçait les mots du représentant de l'Humanité. Abondance était plus que généreuse en proposant une telle offre. Elle ne détenait aucun vaisseau, bien qu'elle possédât les connaissances et les capacités d'en construire, elle offrait son savoir contre quelques acides nucléiques.
— Beaucoup d'hypothèses quant à ma nature ont été émises par vos semblables, Hégémonarque, répondit Abondance. Parmi celles-ci, une a vu juste : je suis une collectionneuse. Je suis passionnée par les écosystèmes étrangers. Votre planète-mère est la plus riche que j'ai rencontrée et je veux l'ajouter à ma collection.
Le nuage étendit les bras et ceux-ci firent le tour complet de son corps pour englober l'ensemble de l'horizon.
— Vous trouverez ici des milliards de forme de vie que j'expose et que je visite au gré de mes envies. Que j'assemble et que je fusionne pour créer moi-même de nouveaux êtres et leur offrir une vie inédite. Je n'ai aucune volonté de m'étendre sur un autre monde, je suis la seule créature de mon espèce et je n'ai aucune pensée belliqueuse, puisque combattre pourrait signifier la perte de ma collection. Je demande peu de choses par rapport à ce que je vous offre.
Dans l'oreille de Roddy, l'écouteur crépitait. Des gens murmuraient, mais les conseillers et les politiciens qui s'agitaient sur leur monde ne comprenaient-ils pas que rien n'échappait à Abondance ? L'homme reporta son attention sur l'entité. Le nuage avait évolué puis perdu de sa vitesse de fluctuation, il s'était stabilisé en la forme d'une fillette, peut-être pour signifier aux observateurs, ou symboliser, l'absence de danger qu'elle constituait.
Nous construirons un spatioport dans la zone que nous identifierons comme la plus favorable aux manœuvres de vaisseaux, commença l'Hégémonarque. Nous voulons que nos équipes aient accès aux formes de vie que vous hébergez pour que nous les étudiions à des fins pharmaceutiques et agroalimentaires principalement. Alors seulement nous vous livrerons nos échantillons d'ADN.
— J'accepte et je vais même aller plus loin, répondit Abondance. Je peux générer un tunnel de vide dans l'atmosphère, pour que vos vaisseaux ne subissent aucun dégât lors de leurs entrées et sorties. Celui-ci naîtra au-dessus de la plaine que Rod Jocim occupe actuellement. Et je n'interviendrai pas contre la ceinture de missiles que vous voulez mettre en place autour de mon corps, comme vous l'a soufflé un de vos collaborateurs. Vous êtes une civilisation jeune, vous comprendrez bien un jour qu'elle est inutile. Commencez l'acheminement au plus tôt, il me tarde de recevoir les informations génétiques que la Terre a réinventées.
— Ils ont mis fin à la communication, commenta Rod en retirant l'appareil de son oreille.
— Parce qu'ils sont déjà en mouvement, commenta Abondance. Les vaisseaux vont bientôt affluer au-dessus de moi. Je prévoirai à la prochaine révolution planétaire un espace plus grand pour vos semblables. Je dois me retirer pour remplir les termes de ce pacte.
Sur une dernière poignée de main, l'homme et la créature se séparèrent et Roddy contempla le nuage se dissiper dans l'atmosphère. L'explorateur se retrouva bientôt seul sur la vaste plaine stérile, pour le moment, à regarder les étoiles et les motifs de constellations qu'il ne connaissait pas dans ce coin de galaxie.
— Je vous avais pourtant dit d'être intelligent, siffla brusquement une voix devant lui. M'avez-vous écouté, ou ne vous en a-t-elle pas laissé le temps ?
— Cératops, salua Roddy en retour. Que voulez-vous dire ?
— Que vous êtes un dommage collatéral malheureux, Rod Jocim. Contrairement à mes semblables autrefois, vous avez eu l'opportunité de rencontrer Abondance et de me parler, mais vous n'avez rien deviné et votre dirigeant a signé la fin de la Terre une fois de plus.
Les mots du pseudo lézard frappèrent l'homme de plein fouet, rencontrant dans le précédent discours d'Abondance un écho funèbre. L'entité n'avait-elle pas parlé de réinvention de la Terre également ? L'homme reporta toute son attention sur son interlocuteur plutôt que vers les étoiles.
— Ce n'est pas par hasard que vous avez choisi de vous présenter sous le nom de Cératops, je me trompe ? Un nom de dinosaure. Comment avez-vous dit tout à l'heure, que nous aurions pu vous appeler Microceratops sapiens sapiens ? Autrement dit, le petit visage cornu qui sait qu'il sait, à l'image d'Homo sapiens sapiens...
— Exactement…
Les coins de la gueule de Cératops se courbèrent vers le haut en une grimace de sourire.
— Vous commencez seulement à réfléchir. Mais si je vous avais parlé librement avant que vous ne communiquiez avec votre Hégémonarque, Abondance m'aurait éliminé aussi sec. Maintenant qu'elle a ce qu'elle désirait, elle va se détourner de vous et de moi. Et me voilà libre de vous parler.
Alors, le reptile se lança dans le récit de l'histoire de son peuple, des créatures qui avait vécu il y avait des dizaines de millions d'années de cela, sur une planète plus chaude, plus humide que ce qu'elle était aujourd'hui, emplie de prédateurs géants, d'herbivores titanesques, une Terre d'une autre époque, sur laquelle les Cératopsiens régnaient en maître, avant qu'ils ne découvrent Abondance. Eux aussi avaient fait un marché avec la planète. Ils lui avaient offert les ADN qu'elle désirait et avaient été payés d'un gigantesque météore. Et ce monde perdu ne subsistait que dans la collection de l'entité.
— Car Abondance est une collectionneuse, comme elle l'a dit, mais elle ne supporte que les pièces uniques. Dès qu'elle aura obtenu vos informations génétiques, qu'elle saura reproduire les formes de vie terriennes qui lui plaisent le plus, elle se débarrassera de l'Humanité et de tous les ADN que notre planète-mère héberge, en attendant que celle-ci n'accouche de nouvelles créatures qui viendront la trouver et enrichir sa collection. Vous ne pouvez plus l'empêcher, à présent, Rod Jocim, ajouta le dinosaure en voyant l'homme se lever. Je vous l'ai dit plus tôt, elle sait déjà tout, vous avez foulé et respiré son corps, elle est en vous et connaît vos pensées, elle sait que nous avons eu cette discussion, mais elle n'en a que faire. Si vous cherchez à communiquer avec vos semblables, par contre, elle vous annihilera, utilisera votre ADN pour vous reconstruire ex nihilo, et fera de vous sa marionnette. Alors venez plus tôt avec moi, je vais vous faire découvrir des parcelles d'autres mondes que vous auriez pu découvrir dans l'espace si Abondance n'avait pas été là.

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