lundi 2 juillet 2012

Rue des étoiles de Kevin Kiffer


Rue des étoiles
Par Kevin Kiffer




     

   La coque ronde étincelait de mille feux sous l'éclat du soleil, jetant de minuscules ombres sur la zone de chantier où Lazareth se trouvait. De petits corps trapus se découpaient sur les panneaux de métal fixés patiemment depuis trois heures. Ils ressemblaient à des poissons peu habitués aux eaux profondes, et qui luttaient contre le courant spatial pour maintenir leur trajectoire et continuer leur travail. 
   Les ouvriers fatiguaient. L'un d'eux semblait au bout de lui-même. Les réserves lui manquèrent et dans le silence qui accompagne les étoiles, il se détacha lentement de la super fondation avant de rester suspendu au câble qui le maintenait. Un de ses semblables découpa le filin et son corps disparut pour rejoindre les quelques milliers d'autres qui orbitaient autour de la longue construction monumentale.
   Nul ne se soucia de cette nouvelle disparition. La mort était leur quotidien. S’ils ne parvenaient pas à finir à temps, cela n'aurait pas d'importance après tout : tous les durmiens iraient rejoindre cette ceinture de cadavres. 
   Lazareth chassa vite cette pensée négative, conscient qu'il aurait tout le temps de se morfondre en cas d'échec. Un regard suffit, celui qui suivit les milliers de câbles mécaniques et de tuyaux qui cannibalisaient l'astre sous ses pieds, et maintenait la rampe de fondation en orbite proche : malgré la pression sur ses muscles, il contempla ce joyau maudit, sa planète. 
   Toutes ses pensées se tournèrent alors vers sa seule mission, la seule qui comptait. Lazareth était architecte. Et il construisait une ville pour les siens, ici, parmi les étoiles. 
   Le durmien supervisait les derniers développements du chantier et se déplaçait au milieu des ouvriers, experts ou novices, anonymes ou célèbres, qui travaillaient tous dans ce même but. Il donnait quelques ordres grâce à leur connexion mentale, prenait parfois un outil en main, toujours en première ligne pour finir cette gigantesque ligne métallique qui servirait d'armature à sa ville dans l'espace, le premier axe du quadrant. 
   Comment en était-il arrivé là ? Difficile de regarder en arrière car les événements s'enchaînaient très rapidement. Il devait se concentrer pour raviver ses souvenirs.
   Le temps filait depuis l'annonce cruciale qui avait fait basculer leur destin à tous : une gigantesque météorite, contre laquelle les durmiens n'avaient aucun pouvoir, allait s'écraser sur leur monde et le détruire. Comme Lazareth rentrait à bord de la station spatiale concomitante au chantier, et qui leur servait de camp de base, il songeait à ce destin qui l'avait désigné, lui, comme potentiel sauveur, là où les scientifiques avaient échoué et échouaient encore.
   Ses muscles se détendirent et il put respirer par sa branchie latérale détendue alors que l'air revenait. A chaque sortie, Lazareth devait garder en tête le temps qui passait : il ne pouvait pas rester plus de trois heures exposé au vide spatial, où il risquait le même sort que ce malheureux parti à la dérive. Un sort peu enviable qui frappait beaucoup trop d'ouvriers, et que Lazareth promettait de ne pas oublier.
   Un soldat silencieux, Ewdin, se trouvait constamment à ses côtés, muet de pensées, attentif que l'architecte ne fasse aucune erreur dommageable pouvant menacer son existence. Sa vie était trop précieuse pour se perdre en rotation autour de son œuvre naissante.
   Malgré la fatigue, Lazareth remontait les couloirs avec détermination, ignorant les regards posés sur lui. Il souhaitait reprendre ses maquettes avant le début de la phase d'élévation comme tout le monde l'appelait. Mais avant, il devait voir Ster.
   Le laboratoire du rigoureux spatio-urbaniste se composait de quatre murs sur lesquels se projetaient des milliers de plans, de l'organisation des sous-sols aux plus hauts étages des griffes étoiles, que Forn Ster pouvait évoquer d'un simple geste de la patte. A le voir, plus ramassé que ses semblables, frêle larve aux yeux rouges à facettes, impossible de deviner l'énergie et la détermination qui l'habitait.

   — Trop lent, trop lent, trop lent ! Hurlait-il par l'intermédiaire de son esprit. Te rends-tu compte, Lazar', ils traînent là en bas. Les constructions ont pris du retard. L'élévation ne pourra se faire comme nous l'avions prévu. 
   — Comprends les, Forn Ster. Le désespoir envahit les esprits : notre monde est tout, notre joyau, notre maison. Le perdre…même si je construis la plus belle des cités, elle ne sera rien en comparaison de Durm.

   C'était ce qu'il pensait sincèrement. Sa création ne pouvait jamais rendre honneur aux teintes multicolores de son monde, et la vie qui s'y écoulait paisiblement. 

   — Fadaises ! Nous n’avons pas le choix, nous devrons nous installer ici. Autant l’accepter, et s’en réjouir : nous allons devenir une grande race de l’espace. 
   S’il n’était pas d’accord, Lazareth décida de n’en rien montrer. Pour lui, sa planète pouvait encore être sauvée. 

   — Il ne nous reste que mille trois cent douze rotations planétaires. Nous n'avons pas d’autres choix que de continuer pour le moment. Qu'en est-il des autres Forn ? 

   Ainsi désignait-on les maîtres d'un domaine scientifique qui travaillaient à trouver des solutions alternatives au gigantesque chantier spatial qui les occupaient.

    — Le superlaser sera bientôt opérationnel. C'est notre dernier espoir de détruire l'astéroïde, mais il faudra attendre qu'il soit suffisamment proche. 
    — Jusque-là, c'est notre rôle de mener à bien notre mission. Remettons-nous au travail. 

    Le dernier maillon métallique qui liait la planète à sa nouvelle cité venait d'être arrimé, quelques minutes auparavant. Dès que la deuxième partie du quadrant serait achevé, les grands travaux en vue de l'élévation pourraient commencer.

~*~

   Le moment tant attendu de l'élévation venait d'arriver. Dans les couloirs, tous se dépêchaient de rejoindre leurs postes. Tous sauf Lazareth, qui savait que la Vague allait quitter le soleil. Sorti de sa cabine, il remontait mollement le couloir, Ewdin sur ses talons, en attente d'un signe. 
   Un hublot attira son attention et il s'arrêta un instant. Le halo pâle des étoiles provoqué par l'opacité de la vitre peina profondément Lazareth, tant le spectacle ne cessait de l'éblouir quand il sortait travailler. Et comme il pensa à la lumière, il se tourna vers le soleil et l'observa dans toute sa majesté : des langues de feu jaillissaient du noyau dense et opaque. La silhouette découpée dans le noir n'avait rien de régulière, sans que l'architecte ne puisse fixer des mots sur l'étrange spectacle d'une étoile qui se consume. 
   Des altérations de plus en plus vibrantes transformèrent l'astre en geyser. De petites bulles gonflaient et éclataient de plus en plus rapidement comme lors du bouillonnement d'une marmite. Une vague quitta le soleil pour rouler dans l'espace, frappant la structure, irradiant la planète, puis s'éloigna vers le vide de l'espace. 
   Une deuxième arriva, puis une troisième, toujours plus vite, toujours plus impressionnante. Lazareth s'approcha de la paroi et contempla le granulé fin de leur structure comme la Vague s'éloignait vers les confins du système solaire. L'expérience le laissait toujours sans voix. 

   — Tu nous envoies ton exterminateur et tu nous gardes prisonnier, ô dieu nourricier. Te voilà bien cruel, se dit-il avec amertume. Je me demande ce que les durmiens ont pu accomplir pour susciter telle colère.

   Dans quelques heures, quand les ondes toucheraient la météorite, la roche allait en absorber l'énergie, et une fois saturée, la renvoyer vers Durm. Cette vague avait des effets catastrophiques sur leur monde et ses appareils : tout s'arrêtait de fonctionner pendant plusieurs heures, tombait en panne ou se détraquait au point que la vie était menacée. 
   Des centaines de durmiens, incapables de supporter ces privations, devenaient fous, violents, ou s'ôtaient la vie. Pour eux, le confort obtenu par leur civilisation devait perdurer. Lazareth, comme tous ses semblables, savait que la vie sur cette cité modifierait profondément cette règle. Il ne pouvait rien faire d'autre qu'en finir avec la construction pour le moment, et mesurait le problème que cela représenterait si les durmiens devaient s'abriter tous à bord de la cité.
   L'onde avait aussi un impact pratique sur le chantier : les ouvriers devraient rapidement monter à bord de vaisseaux qui les ramèneraient sur leur monde, sans quoi ils allaient périr abandonnés dans l'espace, tous leurs systèmes de survie coupés pour un temps difficile à déterminer. 
   Suivi par Ewdin, Lazareth rejoignit le ponton de lancement d'où les ouvriers se relayaient pour travailler sur le chantier. Il opacifia les pores de sa peau, fixa son harnais de sécurité aux gigantesques rambardes métalliques qui courraient le long de la superstructure et décolla en direction du réacteur sensé alimenter la future ville. La répétitivité des cycles l'épuisait, et les ennuis s'accumulaient aux quatre coins de la cité en construction.
   Un problème majeur se posait : comment alimenter la ville une fois sa construction achevée ? Toutes les sources d'énergie connues par les durmiens étaient mises hors service par l'onde propagée par la météorite, et quand celle-ci allait détruire la planète, les émanations risquaient d'être si importantes qu'elles pourraient anéantir toutes leurs réserves fossiles.
   Aussi, leurs Forn devaient trouver une solution, une nouvelle ressource. Malgré le danger qui menaçait, deux camps s'étaient crées parmi les scientifiques : la caste Sternavo voyait le drame qui se déroulait comme une chance, une possibilité pour les durmiens de redémarrer de zéro dans une société de l'esprit où le durmien serait au centre des préoccupations ; pour les Numar, il fallait à tout prix trouver un moyen de sauver leur monde car c'était leur bien le plus précieux. Seule la réflexion autour de cette nouvelle source d'énergie avait atténué leur opposition. 
   Ils y travaillaient dans leurs laboratoires pendant que Lazareth supervisait la construction de la gigantesque cathédrale souterraine qui accueillerait le générateur principal alimenté d'une énergie inconnue. Celle-ci arrivait dans sa phase finale alors qu'un dôme été déposé par plusieurs propulseurs au sommet de la voûte. Depuis le module de contrôle où l'architecte se tenait en compagnie des ingénieurs, il put voir le dôme arriver et reposer sur les fondations qui avaient été prévues pour lui. Des ouvriers finirent l'assemblage. 
   Lazareth leva les yeux : il avait souhaité l'extrême pureté et simplicité des lignes qui se découpaient dans l'obscurité. La gigantesque abside qui allait cacher le cœur du réacteur était renforcée par de gigantesque contrepoids et piliers métalliques qui assuraient sa solidité. Il avait préféré en faire trop pour garantir la solidité de l'ensemble. 
   De son esprit émergea les souvenirs de ses études, quand ses maîtres lui avaient enseigné l’art de l’abside et les techniques élaborées par ses pairs pour concevoir les plus belles voûtes. Il n’avait pu utiliser ce savoir dans ce contexte : la rapidité et la simplicité étaient les maîtres mots d’un chantier où aucun retard ne serait permis. 
   Quand le dôme fut définitivement fixé, il regagna les parties extérieures et vit les premiers ensembles de vie, immeubles anonymes et tours en divers morceaux, s'animer au-dessus du quadrant : tout serait bâti sur Durm et acheminé par vaisseau et propulseurs selon son plan. Toute sa race travaillait sur Durm à ce chantier gigantesque né de son imagination. Pensaient-ils qu'ils passaient alors leurs derniers moments sur leur monde, qu'ils ne pourraient bientôt plus rentrer chez eux, plus prendre le temps de s'installer au milieu des plantes et d'écouter le vent siffler ? Lazareth les enviaient de ce privilège.
   Mais le poids de la responsabilité, il l'acceptait. Comme il contemplait le chantier en mouvement, il se laissa dériver quelques instants, seulement relié à la superstructure par son câble de sécurité. Cette posture lui permettait à l'occasion de réfléchir. Mais surtout, à la dérive dans sa contemplation des étoiles, il sentait l'importance de sa charge diminuer. Cette fuite ne durait jamais longtemps, car Ewdin venait alors lui rappeler ses devoirs, mais se déconnecter de la réalité pour rejoindre de l'espace avait quelque chose de libérateur, au moins pour son esprit. 
    L'alerte fut émise mentalement à tous les participants : le reflux de l'immense astéroïde ne tarderait pas. Il fallait rejoindre les vaisseaux, laisser tout ainsi, et reprendre sa tâche plus tard. Lazareth avait son propre appareil qui le ramenait sur Durm, et il l'emprunta avec son garde du corps, étreint par les mêmes ennuis depuis le début de sa mission : comment tenir le délai de construction, comment accélérer le rythme de travail, tout cette œuvre servirait-elle finalement à quelque chose ?
   Ils s'étaient à peine posés sur la piste que le ciel mordoré se transforma en voile pâle. Le reflux roula sur le monde de Durm, les privant tous d'énergie et de précieuses heures pour travailler. Lazareth honora quelques obligations et, discret, il partit rejoindre sa famille afin de vivre avec eux les moments privilégiés dont il serait privé à l'avenir.

~*~

   La cité de l'espace prenait forme, scellée par la vie des durmiens morts en la fondant. Dans le laboratoire de Forn Ster, Lazareth et le scientifique observaient les plans qui s'animaient au rythme des travaux : des projections affichaient en temps réel la moindre partie de bâtiment nouvellement mise en place, et la ville ressemblait à présent à un gigantesque diagramme radial.

   Ils effectuaient des mesures sur la hauteur des griffes-étoiles toujours en construction sur Durm. Leurs calculs et extrapolations prévoyaient une optimisation de la moindre surface disponible pour la rendre habitable. La phase d'études et de conception leur avait pris plusieurs mois et de nombreuses incertitudes demeuraient à ce stade de conception, dont celui de l'alimentation de la ville. 
   Mais Forn Ster pensait tenir la solution à ce problème particulier : 

   — Nous utilisons sur Durm la technologie sismique, lança mentalement le scientifique au sujet des nombreuses secousses de l'écorce durmienne utilisées pour générer de l'énergie. Et, si la météorite nous frappe, nous aurons la plus incroyable secousse qui puisse exister. A nous de l'utiliser. 
   — Mais comment ? 
  — Mes équipes travaillent en ce moment sur une technologie capable de capter ce flux d'énergie massif, et de le canaliser, au cœur d'un noyau par exemple. Si nous arrivons à maîtriser cette force pure, elle ne devrait pas être touchée par les vagues de suppressions énergétiques qui seront, de toute façon, terminées au moment où l'astéroïde percutera Durm. 
   — Compter sur notre plus grand danger pour nous sauver... voilà bien le réflexe des désespérés. 

   Lazareth nourrissait depuis quelques cycles planétaires un certain désespoir : ils avaient enfin rattrapé leur retard sur le calendrier des travaux, mais l'approche de la météorite perturbait de plus en plus souvent le chantier.
    Cette situation le rongeait : il ne pouvait plus maîtriser son chantier, et serait désormais totalement dépendant des ouvriers. Ce serait eux qui décideraient de la bonne marche de l'ensemble des travaux. Cette frustration le rendrait également mélancolique : il se voyait sauveur d'une civilisation, et se sentait désormais inutile.
   Forn Ster resta un instant silencieux dans ses explications. Il se concentra sur un appel capté par son esprit, et invita ensuite Lazareth à l'accompagner vers la baie d'observation de la station spatiale.

   — Le canon laser va être utilisé, lança-t-il sans plus de détails. 

   Le dernier grand projet de la caste des Numar pour sauver Durm allait enfin être mis en service. Arrivé sur la plate-forme ouverte sur l’espace, Lazareth se rendit compte que beaucoup avaient perçu l'appel. Les durmiens se massaient, faisaient face pour encourager silencieusement le laser qui pouvait mettre fin à la menace qui pesait sur eux.

   Au loin sur sa gauche, perdue par les étoiles, une petite tête d'épingle noire au halo bleu irradiait comme un minuscule soleil dont on voyait enfin les contours. L'astéroïde était là, présence si chétive et si menaçante à la fois.

   Un trait de lumière rouge quitta la surface de Durm et continua son chemin jusqu'à l'astéroïde, qu'il frappa en son centre, suivi par les regards de tous les travailleurs. Le tir dura, dura, dura encore. Et puis plus rien. 
   De puissantes ondes psychiques emplies de colère, de frustration, de peur envahirent la plate-forme. Un durmien, dépassé, laissa aller les pores de sa peau qui s’ouvrirent et il mourut en quelques instants d’une agonie horrible. 

   Forn Ster et Lazareth rentrèrent sans un mot, avant que le scientifique ne brise le silence mental. 

   — Le tir a échoué. Cette ville est notre seul espoir, désormais. Je dirai même que c’est une chance. 

   Cette phrase choqua profondément Lazareth qui envoya des ondes très négatives à son collègue scientifique. 

   — Je ne te comprends pas, Ster : comment peux-tu accepter aussi facilement la perte de notre monde ? Je perçois le cri silencieux de tous nos concitoyens, je pleure avec eux. C’est la mort qui approche. 
   — Qu’est-ce qu’un monde quand tout un peuple va survivre ? Moi, je sais que le peuple durmien en sortira plus grand. Cette cité sera notre joyau, nous vivrons tous ensemble, tous unis, et notre peuple repartira vers la grandeur, patronné et inspiré par la lueur des étoiles. 
   — Nous ne sommes pas une jeune race, Forn Ster. Que fais-tu de notre histoire, de nos ancêtres, notre art, nos créations ? Tout ceci ne représente-t-il donc rien à tes yeux ? 
   — Des archives ont été aménagées dans les sous-sols, chacun pourra y avoir accès. Notre mémoire sera sauvegardée. 
   — Et la mémoire deviendra des souvenirs, des souvenirs de plus en plus diffus jusqu’à disparaître. Tu ne mesures pas comme notre peuple va souffrir. 
   — Je préfère la souffrance à l’extinction. 

   Le silence plana, lourd de sens, et permit à Lazareth de prendre conscience des conséquences. Il perçu aussi les appels au calme sur Durm : des milliers de ses congénères s’étaient suicidés en apprenant l’échec du tir. Ils devaient mourir, et il doutait de pouvoir sauver qui que ce soit désormais, mais pouvait au moins essayer. 

   — Oui, répondit l'architecte, qui préféra renoncer devant l’intégrisme de son interlocuteur. Je vais faire le tour des hommes. Ce sont eux qui doivent tout donner désormais, et je peux les mener pour qu'ils parviennent à achever ce chantier. Notre dernier espoir. 

~*~
   Quand on se tenait au centre de contrôle spatial des propulseurs, on avait une vue plongeante sur la cité construite par les ouvriers sur les plans de l'architecte : une disposition en queue de paon avait été choisie, composée de vagues d'immeubles et de griffes-étoiles pouvant abriter la totalité de la population durmienne, huit cent millions d'âmes tout au plus. 

   Pour se faire, cinq mille barres de différentes tailles, pouvant contenir jusqu'à trois cent niveaux de logements, avaient été patiemment érigées par les durmiens sur leur planète puis assemblées en orbite. Un système de dômes, de tubes et de tunnels connectaient les lieux d'habitations entre eux. De gigantesques ascenseurs centraux assuraient le passage entre chaque étage. La trame complexe de la cité était nécessaire pour entasser tout un peuple, et Lazareth contemplait l'ouvrage en sachant qu'il ne pouvait faire mieux en si peu de temps.
   Le chantier arrivait à son terme. Les techniciens achevaient la construction du dernier griffe-étoiles. Mais découpé derrière la roue des bâtiments se trouvait la silhouette obscure de l'astéroïde tout proche.
   La gigantesque sphère noire dévoilait ses aspérités grâce aux rayons solaires. Dans son sillage, des lambeaux de ce qu'il avait été s’éparpillaient dans une langue bleutée qui courait sur toute sa trajectoire. Une garde composée de gros astéroïdes lui ouvrait la route, et le roi tueur approchait de son nouveau royaume. 
   Avec Ewdin pour le seconder, Lazareth voulait superviser lui-même l'achèvement de la construction. Des propulseurs fixés tout le long des murs et du socle métallique permettaient à l'ultime tranche du gigantesque griffe-étoiles d'approcher de sa destination. Sa pause ne devait être qu'une formalité, un couronnement pour le dernier grand ouvrage de la ville. Pourtant, les retards s'accumulaient et, impuissant face au temps qui défilait, Lazareth voyait le compte à rebours jusqu'à la prochaine onde solaire se rapprocher. Encore. Encore.
   Le module de contrôle des propulseurs, où il se tenait avec Ewdin et les techniciens, risquait d'être emporté dans l'espace profond au moment où l'onde le frapperait, aussi les contremaîtres commencèrent à évacuer la plate-forme à l'approche du décompte final. 
   Aux côtés du chef-technicien, Lazareth avait pris place et assurait les mouvements du bout de tour restant. Pour lui, il restait encore du temps avant que l'onde ne frappe. Mais Ewdin lui avait déjà fait un signe équivoque : il faudrait bientôt partir.
   Le sommet rond du griffe-étoile tournait lentement sur lui-même, par petits à-coups, et approchait de la haute silhouette noire qui allait lui servir de socle. La danse lente et méthodique s'acheva au-dessus de la barre inachevée, prête à être complétée. 
   Si le tempomètre affichait désormais des chiffres de couleur sang, l'architecte n'avait toujours pas quitté le module. Contrairement aux derniers opérateurs qui avaient fui dans la précipitation, il s’affairait sur les fusées pour achever cette ultime tâche. 
   Déterminé à en finir, Lazareth ne tenait aucun compte des nombres qui filaient concentré sur sa seule volonté d'en finir. Ewdin lui posa la patte sur l'épaule peu de temps avant le point de non-retour : 

   — Nous devons quitter le module, envoya-t-il sous la forme d'une impulsion psychique sensée convaincre l'architecte. 
   — Nous allons perdre le sommet de la tour. 
   — Nous la reconstruirons, et vous la poserez vous-même. Je peux vous forcer à quitter votre poste. 

   Sans lui demander son avis, Ewdin s'empara de Lazareth et le tira avec lui le long de la corde qui le ramena à la superstructure. Ils embarquèrent sur un vaisseau qui put se poser juste à temps pour que l'architecte assiste quelques instants, sur les grands écrans installés à proximité de la piste d'atterrissage, au triste spectacle de l'orbite. 
   La marmite solaire bouillonna et son effluve énergétique s'empara de la ville inachevée. Sous le regard tous les ouvriers, les scientifiques, l'architecte et son garde du corps, flottait une gigantesque griffe qui s'éloignait dans un mouvement circulaire. Elle rejoignit le cimetière de cadavres où il sembla un instant à Lazareth qu'ils allaient tous finir, corps rigides à la dérive en orbite de leur planète morte, même s’il restait de l'espoir. 
   Et l'image disparut, comme toute forme d'énergie sur Durm. 
    Pourtant, ils fixèrent un long moment la projection évanouit. Ils avaient posé des centaines de sommets comme celui-ci, et pourraient le faire encore. Mais échouer sur cette ultime étape rendait Lazareth malade. Ewdin ne pouvait sentir que le bourdonnement sourd de colère qui émanait de l'architecte. 
— Ce n'est pas une grande perte : cette tour ne ressemblait à rien, fit-il avec cette économie de pensées habituelle. 
   Cette remarque aussi amusante que sincère toucha Lazareth plus qu'il ne l'aurait voulu. Il ne put se contenir plus longtemps. 
   — Oui, je renie tout ce que les durmiens sont avec cette maudite cité ! Nous sommes des bâtisseurs, des artistes, et je prépare des hangars où nous parquer, sans rien respecter de notre histoire. 
   — Tout à fait, approuva Ewdin avec sérieux. 
   Voilà donc tout ce qu'il pensait de son travail : il construisait utile mais reniait toutes ses valeurs. La remarque de son garde du corps le poussait seulement à exprimer ce qu'il gardait enfoui. 
   — Quand nos gouvernants sont venus vous voir pour loger toute la population, reprit Ewdin, quand avez-vous planifié d'installer nos statues dans vos couloirs ? Un simple musée au sous-sol ? Une aire de jeu dans une petite aile ? 
   — Jamais. 
  — C'est là tout le problème. Qu'est-ce qu'une civilisation à vos yeux, Lazareth : la somme des individus qui la composent à un instant X ou ce qu'elle a pu générer, créer, engendrer, laisser derrière elle ? 
   La question ne se posait pas pour l'architecte car il devait songer à bâtir une ville, pas à choisir ce qui devait être sauvé ou non. Ce poids-là n'était pas de sa responsabilité. 
   — Vous auriez préféré que nous choisissions qui devait mourir, qui devait vivre afin d'emmener avec nous plus de notre monde, de notre civilisation ? 
   — Non. 
   — Alors, que devais-je faire exactement ? 
   — Rien de plus, peut-être. Je ne suis pas à votre place. Mais je n'ai pas envie de m'enfermer dans cette gigantesque boîte de l'espace avec mes congénères, sans plus jamais voir...ça. 
   Il tendit les pattes et désigna l'espace au-dessus de lui : les hautes plantes rougeoyantes ne débordaient pas sur la base, excellemment entretenue, que quelques bâtiments sobres et élégants dominaient. Un peu de vent balaya leur peau. 
   — Il en va de même pour moi. Pourquoi avoir accepté de me protéger, Ewdin ? 
   — Parce que je veux que mon fils me survive. Et ma meilleure garantie est que vous arriviez au terme du chantier. Que nous survivions. 
   — Je ferai tout pour ne pas vous décevoir. 
   — Je m'en assurerai. 
~*~
   Lazareth se tenait au cœur du noyau de la cité, gigantesque cathédrale hymne à l'énergie, où un générateur sous perfusion attendait sa nourriture. 
   Il se rappela la première fois qu'une de ces ondes avait frappée son monde, et neutralisée tous les appareils en fonctionnement. En un instant, les durmiens avaient effectué un bond de centaines d'années dans le passé, et la panique avait laissé la place à un certain scepticisme devant une panne généralisée. Mais le phénomène s'était reproduit, et les spationautes avaient fini par déterminer l'origine de ce désastre répété.
   La coupable, ce gigantesque astéroïde qui les menaçait d'extinction, se trouvait à quelques encablures de leur monde. Dans quelques instants, il allait pénétrer l'atmosphère, et frapper la croûte durmienne, suscitant une gigantesque onde de choc. Leur salut passerait peut-être par là. L'architecte espérait que Forn Ster ne commettait aucune erreur car ils tenaient à cet instant leur dernière chance d'alimenter la cité des étoiles.
   Tous les durmiens se tenaient à bord de la cité, convoyé par d'immenses vaisseaux désormais amarrés à la ville, et la dernière onde solaire avait déjà eu lieu des heures auparavant. Ne restait que cette immense sphère irrégulière, cet astre en mouvement qui s'embrasait au contact de la planète.
   Un deuxième soleil apparut dans l'atmosphère de Durm, et chacun observa la scène tiraillé entre l'émerveillement du spectacle et la peur de mourir à bord de la ville spatiale. Certains pensaient à leur maison abandonnée, mais Lazareth se rappelait plus précisément d'une petite vallée encaissée où les plantes multicolores, essaimées le long des vallons, chantaient pour célébrer chaque apparition du soleil. Quand il parvenait à monter sur l'une des collines, l'architecte parvenait à point de vue total sur toute la vallée, et il lui semblait que les plantes ondulaient au rythme de ce chant de la nature. Plus jamais il ne contemplerait ce spectacle.
   Le rougeoiement s'intensifia jusqu'à l'impact, dont les premières secousses se firent sentir à travers les câbles qui les reliaient encore la cité à la planète. L'onde de choc se propagea, et chacun fixa son attention sur l'imposant appareillage blanc qui partait de la ville en direction de la surface. 
  Un nuage de poussière massif enveloppa peu à peu toute la planète de son manteau obscur, et les durmiens pleurèrent leur monde en train d'agoniser, les créatures mises à mort sans avoir conscience de leur sort, les plantes et végétaux que jamais plus ils ne reverraient. 
   Au cœur du générateur, Lazareth, Forn Ster et Ewdin sentirent une secousse d'ampleur, et virent le gigantesque pipeline blanc s'illuminer. Le noyau de la cité s'embrasa à son tour, et une sphère de lumière, appelée à devenir cœur et poumon de la ville, s'éveilla, prodiguant bienfait et protection aux durmiens. Une explosion de joie secoua ce petit monde qui venait de s'éveiller, offrant à leur race une nouvelle chance de survie. 
   L'énergie continuait d'affluer, jusqu'à ce que la puissance de l'astéroïde détruise tout sur son passage et arrache l'interminable tube de la surface de Durm. Le pipeline fut emporté et disparut sous le manteau de poussière. 
   Forn Ster fut le premier à se porter sur les consoles. Il observa quelques projections, analyse, calcula, et se laissa aller à un brin de positivisme teinté d'un commentaire professoral :
  — Le noyau fonctionne comme prévu, et cette énergie n'a pas été touchée par l'explosion de l'astéroïde, contrairement à toutes nos énergies fossiles. Nous pouvons vivre à bord de cette cité, mes amis. 
   Les hauts dignitaires durmiens en furent informés et propagèrent la nouvelle. L'explosion de joie se transforma en fête, une célébration à peine gâchée par les suicides suscités par la vision de la mort de leur monde. L'instinct de survie dominait tout.
   Forn Ster aurait voulu saluer Lazareth, lui dire combien il se sentait reconnaissant et heureux du travail qu'ils avaient fourni ensemble. Mais de l'architecte il n'y avait plus de trace au sein de la cathédrale.
   Dos tourné au plus grand griffe-étoile de la cité, Lazareth se laissait flotter dans l'espace, seulement retenu par son câble de sécurité. Il contemplait l'éclat qui illuminait leur nouveau ciel, celui des étoiles en train de se consumer comme ce noyau d'énergie sur lequel ils devaient compter pour survivre. Cela serait le problème des Forn, désormais. Lui avait accompli sa tâche.
   Mais quelque chose manquait pour parachever son œuvre. Si la cité avait été baptisée Durm en l'hommage de leur ancien monde, Lazareth songeait que l'on avait baptisé aucune rue, aucun couloir, aucun tunnel. Cet aspect impersonnel l'ébranla, lui fit prendre conscience de ce qu'il avait pu oublier : une ville-monde ne pouvait servir de seul abri, les durmiens devaient y vivre. Il n'en avait pas tenu assez compte jusque là. Il espérait qu'il pourrait donner aux rues les noms de tous les disparus au nom de la construction de la cité. Au moins personne n'oublierait jamais leur sacrifice pour la survie du peuple, et leurs souvenirs veilleraient à jamais sur le futur de leur civilisation.
    Mais dans ce moment de calme et de paix où le soulagement et la tristesse se mêlaient, il regarda tour à tour le gigantesque axe du quadrant qui filait droit devant lui. Seuls les ouvriers et quelques fous de son espèce pourraient se tenir à cet endroit, et observer la plus prodigieuse avenue, sombre et ténébreuse, de la nouvelle Durm. Une artère seulement dominée par le feu des astres. Une rue des étoiles.
























1 commentaire:

  1. Pas mal cette nouvelle. C'est très chouette de pouvoir lire tout plein de nouvelles de space opera. Je soutiens à fond ton initiative.

    Moi aussi, j'ai fais un blog pour le space opera : http://loniroscope.blogspot.fr/

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